On va quitter nos contrées, et même la terre pour ce nouvel épisode (voir les précédents là ) sur les poisons issus des végétaux. Rendez-vous dans les eaux limpides de la Polynésie Française. On peut y trouver des poissons magnifiques et intriguants, comme le « Maïto », appelé aussi poisson-chirurgien strié.
- Poisson Chirurgien Strié (Photo : Bernard Dupont)
Ce poisson, et quelques autres paisibles brouteurs d’algues, ainsi que leurs prédateurs (mérou, murènes, barracuda pour ne citer que les plus connus) sont responsables de terribles intoxications alimentaires, appelés « Ciguatera« . Démangeaisons terribles des mains et des pieds, convulsions, faiblesse musculaire, diarrhées et vomissement, et hypotension et bradycardie en sont quelques symptômes. On doit à James Cook, en 1774, la première description :
« Cet après-midi, un des naturels, ayant harponné un poisson, mon secrétaire l’acheta et me l’envoya après mon retour. Il était d’une nouvelle espèce, un peu comme un poisson-soleil, avec une grosse tête longue et hideuse. Ne nous doutant pas qu’il pouvait nous empoisonner, nous donnâmes l’ordre de l’apprêter pour le souper. Mais par bonheur il fallut si longtemps pour le dessiner et le décrire qu’il n’était plus temps de le faire cuire, de sorte qu’on n’apprêta que le foie et les rognons auxquels monsieur Forster et moi goûtâmes tout juste. Vers trois heures du matin, nous nous trouvâmes atteints d’une extraordinaire faiblesse et d’un engourdissement de tous les membres. J’avais presque perdu le sentiment du toucher et je ne pouvais distinguer, entre ceux que j’avais la force de soulever, les corps lourds des légers. Un quart d’eau et une plume avaient le même poids pour ma main. Nous prîmes tous les deux de l’émétique et après cela nous fîmes une suée qui nous apporta beaucoup de soulagement. Le matin, un des cochons qui avait mangé les entrailles fut trouvé mort. »
Le soucis, de plus, c’est qu’on estime à au moins 50000 personnes par an souffrant de Ciguatera. L’incidence, en Polynésie française, est de 5 pour 1000 !
Et, cela risque d’augmenter encore. En fait, il faut bien voir que tous ces poissons sont responsables de ces intoxications… Mais pas coupables ! La coupable, c’est une algue microscopique, Gambierdiscus Toxicus. (Ouf, il s’agit bien d’un végétal, je ne suis pas hors sujet ! Update : Dites les biologistes, c’est bien un végétal, non ? J’ai comme qui dirait un gros gros doute…)
Ces micro-algues prolifèrent sur les récifs de coraux morts. Lorsque, pour des raisons naturelles ou humaines, des coraux meurent, ils sont colonisés par des algues, sur lesquelles prolifèrent les espèces Gambierdiscus. Avec une accélération du processus de blanchiment corallien ces dernières années [1], tout porte à croire que la Ciguatera risque de faire de plus en plus de victime !
Venons au coeur du problème : les toxines de ces algues vont s’accumuler chez les poissons herbivores, mangés par les poissons plus gros, qui à leur tour… Bref, toute la chaîne alimentaire marine contient ces toxines, et lorsque l’homme veut se faire un petit Barracuda en brochette (de 2 mètres, la brochette !), il devient sacrément malade…
Alors, ces toxines ? Elles sont MA-GNI-FI-QUES ! Enfin, pour un chimiste ! Une merveille de simplicité (toute relative) apparente, et de complexité ! Voyons cela de plus près :
C’est ce qu’on appelle une molécule poly-ether cyclique. Ether, c’est parce qu’il y a des oxygènes liés à deux carbones : on les voit, dans chaque cycle. Et là, le préfixe « poly » semble évident. Cyclique… ça se voit aussi ? La simplicité apparente réside dans la répétition du motif …-C-C-O-C-C-O-… (Si si, regardez bien.. Le reste ne semble être que quelques fioritures par rapport à cette organisation) dans tous les cycles accolés. Et pas d’atomes d’autre nature que carbone, oxygène, et hydrogène. Trop facile, quoi [2] !
Le soucis, c’est que chaque cycle est différent, ou presque : parfois 6, 7, 8, et même 9 liaisons par cycle. Avec de plus des jonctions qui font apparaître des carbones assymétriques, qui semblent s’enchaîner sans ordre pré-établis [2]. Un sacré défi pour les chimistes qui tentent de la reproduire en laboratoire ! La première synthèse totale de cette espèce chimique date seulement de 2001 [3].
il en existe plus d’une dizaine de « ciguatoxines » et leur toxicité est tout à fait honnête : une dose létale chez la souris de 0,4 µg/kg (en injection intra-péritonéale). 1 gramme peut ainsi tuer environ… 40000 personnes ! Elles agissent au niveau des cellules nerveuses, en bloquant des canaux à sodium, causant la création en continu d’un signal nerveux, qui provoque troubles neurologiques, cardiaques, et digestifs. Je souhaite saluer ici la page du Wikipédia francophone sur la Ciguatera, qui est particulièrement complète, (et beaucoup plus que son équivalente anglophone)
Mais je garde le meilleur pour la fin. La crème de la crème, le graal de la synthèse totale en chimie organique, LA molécule qui fera du chimiste l’égal de la nature (Je sais, je sais, j’exagère…). Ce micro-organisme produit aussi la Maïtotoxine. Cette molécule est simplement la plus grande molécule non-polymérique jamais découverte. De toxicité 3 à 4 fois plus grande que celle de la ciguatoxine, elle est réellement impressionnante. Attention les yeux :
Alors, qui dit mieux ? Ce polyether, de la même famille que les ciguatoxines, ou encore de la brevetoxine, une autre molécule naturelle produite par des micro-algues, est tout bonnement hallucinant. Pour l’instant, aucune équipe de recherche dans le monde n’a réellement entrepris de tentative de synthèse totale. Trop long, trop cher, et juste pour la gloire, puisque le potentiel thérapeutique de ce type de bio-toxine est limité. Mais enfin, quand même, il fallait absolument que je vous la montre !
Notes :
Merci à Wikipédia !
[1] Petit billet que j’ai écris sur le blanchiment des coraux
[2] Pour une initiation à la représentation des molécules : ici, et là pour les carbones assymétriques
[3] Article de Science : http://www.sciencemag.org/content/294/5548/1904.short