Suite de la première et deuxième partie. Le vitalisme s’est imposé au cours du XVIIIeme siècle dans les milieux scientifiques médicaux, pour pallier les déficiences du modèle mécaniste, qui ne permet pas d’expliquer tout ce qui est observé par les physiologistes à l’époque. Au cours du XIXème siècle, c’est tout une autre histoire… Petit à petit, les progrès scientifiques en chimie et en biologie attaquent et remettent profondément en cause cette doctrine. On cite souvent en exemple la synthèse de l’urée par Wöhler en 1828 comme un premier coup dur pour le vitalisme : pour la première fois, on synthétise une espèce chimique issue de la matière vivante, à partir de composés « minéraux ». Le monde animé et le monde inanimé ne sont pas si opposé que cela, et il n’y a pas (nécessairement) besoin de « principe vital » pour passer de l’un à l’autre. Claude Bernard de son côté attaque le vitalisme par là-même où il s’est imposé : la physiologie. Ainsi estime-t-il que le vitalisme est un obstacle au raisonnement scientifique, et ré-affirme le principe même de la théorie mécaniste :
« Nous devons continuer nos études sans relâche et ne nous arrêter que lorsque nous serons arrivés à ramener aux lois physico-chimiques l’expression de tous les phénomènes de la vie » (Leçon sur les anesthésiques et l’asphyxie, 1875)
[Il faut noter cependant que pour lui, la base scientifique de la médecine est la physiologie. Il semble contre-productif de chercher à comprendre le fonctionnement du corps à partir de la physique chimie, même si les processus élémentaires de la vie y trouvent naturellement leurs explications]
D’autres fronts de lutte épistémologique apparaissent. En particulier, les travaux de Pasteur sur la génération spontanée sont vus par certains comme une résurgence d’un vitalisme : lui-même, parlant de ses expériences ne s’écrie-t-il pas en 1864: « Quelle victoire cela serait pour le matérialisme s’il pouvait démontrer que la matière pouvait s’auto-organiser et fabriquer la vie toute seule ! » Mais à partir de matière inanimée, la vie n’apparaît pas spontanément, comme on le pensait jusqu’alors. Le principe vital, absent des fioles stérilisées, ferait-il défaut à la matière minérale ?
Dans le même temps cependant, ce même Pasteur, en travaillant sur la fermentation, et les bactéries de manière générale, rapproche inéluctablement la biologie de la chimie, et peu à peu, les molécules du vivant sont synthétisés en laboratoire…
Et commence ainsi la lente agonie du vitalisme scientifique. L’hérédité, bientôt expliquée par des processus chimique à travers la génétique moderne et l’ADN, les grandes voies métaboliques liées à la photosynthèse ou la respiration anéantissent toute forme de distinction entre les processus de l’animé et les lois de la chimie de l’inanimé. Plus rien ne reste propre à la vie ?
En ce début de XXème siècle, fait de grandes découvertes, certains remettent en question ce triomphe du « mécanisme ». Ainsi, l’embryogénèse pose par exemple de gros problèmes : comment, à partir d’une cellule, et sans « principe vital » pour servir de grand architecte, peut-on obtenir des organismes multi-cellulaires aussi complexes qu’un mammifère ? Il faut attendre 1936 et les travaux de Speman sur le centre organisateur pour expliquer rationnellement cette auto-organisation cellulaire. De son côté, Bergson essaie d’adapter un certain vitalisme aux sciences modernes. Son « élan vital » est une force organisatrice, permettant l’évolution au sens Darwinien du terme, mais s’épuisant peu à peu avec le temps et les nouvelles espèces engendrées. Théorie philosophique sans doute passionnante, mais qui n’inverse pas le cours de l’histoire des sciences biologiques. Le rationalisme mécaniste gagne encore et toujours du terrain.
Cependant, le vitalisme trouve en la personne de Wilheim Reich un véritable sauveur. Ici, je voudrais signaler qu’en réalité, c’est en m’intéressant à ce personnage que je me suis penché vers le vitalisme et son histoire.
Alors, W. Reich est avant tout médecin psychiatre, puis psychanalyste, élève de Freud, travaillant en particulier sur la sexualité. Dans ce domaine, il s’illustre en particulier pour une libération sexuelle, et un égalitarisme homme-femme qui fait de lui un précurseur en cette première moitié du XXème siècle. Fâché avec son ancien mentor, juif et communiste de surcroit, Reich quitte l’Allemagne pour la Norvège. Là-bas, il cherche à décortiquer méthodiquement ce qu’est l’orgasme. Et il en est sûr : la jouissance sexuelle conduit à une libération d’énergie plus importante que celle à laquelle on peut s’attendre avec les formes classiques d’énergie. « L‘orgone« , énergie biologique, est née. Néanmoins, en bon scientifique, W. Reich doute, réalise des expériences complémentaires, et a même une correspondance avec A. Einstein, pour lui soumettre ses protocoles expérimentaux permettant de mesurer cette énergie.
Le voilà ainsi déclarer : « Le travail de tout organisme biologique [met] en évidence l’existence d’énergies gigantesques commandant toutes les manifestations de la matière vivante »
Il existerait donc des « bions« , vésicules non vivantes contenant l’orgone, pouvant se transformer en bactéries. Pris dans ses recherches et ses théories dont la scientificité est très douteuse, il est peu à peu exclu de toutes les sociétés savantes. L’orgone est caractérisée de façon très précise, et il existe désormais de l’orgone positive, qui permet de soigner des cancers, de l’orgone négative, néfaste pour la santé,… Il prétend qu’à l’aide d’accumulateur d’orgone, il peut faire pleuvoir dans des régions désertiques, et tente des explications sur les formes spiralées des galaxies… Bon, il finit mal, et mourut en prison, suite à la mise en danger de ses patients, se soignant à l’orgone plutôt qu’à des médicaments réellement efficaces (Note de l’auteur : pour peu qu’en 1957 il y ait des médicaments efficaces contre les cancers…). C’est vrai qu’en plein McCarthysme, c’était pas une très bonne idée d’être communiste ET à la marge de la communauté scientifique reconnue.
Ses travaux n’eurent, globalement, aucun impact d’un point de vue scientifique, puisqu’en dehors de la psychanalyse, ils furent rejetés, sans aucun doute à raison. Par contre, on en subit encore, et toujours plus, les conséquences. Oui, mesdames et messieurs, la « bioénergétique », c’est lui. Cette imposture scientifique, qui nous fait croire que la bioénergie ne circule pas bien dans notre corps, qu’il faut acheter des lampes de sel immondes pour détruire les mauvaises ondes (i.e. l’orgone négative), vient de ses travaux pseudo-scientifiques. Même les théories du complot sur les chemtrails (les traces laissées dans le ciel par les avions) s’inspirent en majeure partie de ses travaux sur l’orgone atmosphérique… Ce qui est dramatique, c’est que ce type de théorie très populaire creuse le fossé entre scientifiques, qui ont pourchassé Wilheim Reich parce qu’il n’était pas dans les clous, et le grand public, qui adhère à ces thèses bioénergéticienne. (En tout cas, si W. Reich avait breveté son concept de bioénergie, et qu’il touchait 1 euros par consultation de bioénergétique, parfois dispensée par des (vrais) médecins, il serait plus riche que B. Gates).
Le vitalisme a peut-être quitté la sphère scientifique quasi-définitivement, il n’en reste pas moins profondément ancré dans les sociétés. Il faut dire que se sentir plus grand qu’une pierre, ça fait du bien.
Nota Bene : Wilheim Reich est aussi connu pour ses positions anti-totalitaires, qui en font un grand humaniste, résistant contre les dictatures européennes nazies ou staliniennes. C’est aussi l’auteur du livre « Ecoute, petit homme« , qui, sorti de son contexte de cabale contre son auteur à propos de l’orgone, est un pamphlet contre toutes les oppressions, politiques et idéologiques, et qui devrait être le compagnon de tous les hommes qui se battent pour la liberté politique et d’expression.