Quand on parle de l’apparition de la vie sur Terre, des questions reviennent inlassablement, sans qu’il soit aisé d’y apporter une réponse tranchée et définitive. Par quel mécanisme les molécules pré-biotiques se sont formées ? A quel endroit la vie est apparue ? Comment ces premières molécules ont pu s’auto-organiser, se multiplier, se reproduire ?
Avant de continuer, je me rends compte que j’ai souvent parlé de ce thème qui me passionne sur ce blog (vous pouvez lire les articles de cette rubrique par ici). Cela ne fait pas de moi un « spécialiste » de la question, mais je suis heureux de partager mes connaissances, mes lectures, mes réflexions sur l’apparition de la vie. J’espère que de votre côté vous appréciez aussi.
Un concept chimique en particulier est fondamental pour répondre à la dernière des trois questions : il s’agit de l’auto-catalyse. Une revue de la littérature sur ce sujet vient de paraître dans le journal Angewandte, et cela mérite bien une petite explication de texte. J’invite surtout tous ceux qui lisent l’anglais à la parcourir, elle est de plus assez compréhensible quand on n’entre pas trop dans les détails…
On parle d’auto-catalyse lorsque le produit d’une réaction chimique agit comme le catalyseur de sa propre formation. On peut le schématiser de la façon suivante :
Avec A et B des réactifs, C le produit qui sert aussi de catalyseur.
Au fait « catalyseur », ça veut dire quoi, déjà ? un catalyseur, c’est une espèce chimique intervenant dans une réaction qui n’est ni un réactif (qui est consommé) ni, normalement, un produit (qui est formé lors de la réaction). Son rôle est d’accélérer la réaction, voire de la rendre possible. Dans le cas de l’autocatalyse, c’est le produit lui-même qui va interagir avec les réactifs, pour les « aider » à réagir ensemble.
Un exemple simple : la formation du savon
Il s’agit d’un exemple simple d’auto-catalyse, pour bien fixer les idées. Pour obtenir du savon, de façon schématique, on prend de l’huile et de la soude. L’huile est composée majoritairement de triglycérides (en haut sur le schéma), et la soude, c’est de l’eau qui contient des ions Na+; et OH-. lorsque les deux réactifs entrent en contact, on assiste à une réaction de « saponification », qui permet l’obtention de carboxylates de sodium, qui sont les molécules de savon.
Le soucis dans cette réaction, c’est que l’eau et l’huile ne sont pas miscibles : la réaction ne peut avoir lieu qu’à l’interface entre les deux solutions, et donc n’est pas efficace (trop lente). Heureusement, le produit de la réaction, le savon, va permettre une miscibilité des deux liquides beaucoup plus importante : l’eau et l’huile se mélangent, donc les réactifs entrent en contact dans la totalité du milieu, et donc la réaction accélère : on a bien un processus auto-catalytique : le produit permet à la réaction d’être plus efficace, et augmente ainsi sa vitesse.
Dans le domaine des molécules organiques susceptibles d’entrer en composition de la fameuse soupe prébiotique, on peut citer, la réaction de « formose », qui permet la formation auto-catalysée de molécules de type glucides. Le soucis, c’est qu’elle n’est absolument pas sélective : elle va permettre d’accumuler des glucides très variés, et souvent très complexes (à la limite, on obtient… du caramel !) à partir de molécules simples, mais c’est encore insuffisant : lorsqu’on étudie la chimie prébiotique, le problème d’accumulation des espèces chimiques organiques est important, mais encore faut-il sélectionner les bonnes ! (et… noyer les autres dans la masse.)
Quand le produit sert de modèle pour sa réplication
Un des mécanisme les plus importants en auto-catalyse correspond à la situation où le produit sert de « moule » pour la formation d’autres molécules identiques. En un schéma, voici le fonctionnement de cette catégorie majeure de réaction catalysée :
Ce mécanisme permet non seulement d’augmenter la vitesse de réaction, mais aussi de permettre une certaine sélectivité : seule la formation de produits qui peuvent servir de « moule » pour eux-mêmes va être favorisée.
Dans les travaux en chimie prébiotique, un des exemples emblématiques concernant ce mécanisme est la formation auto-catalytique de polynucléotides. Emblématique, parce que ces polynucléotides sont de structures très très similaires à des petits morceaux d’ARN. Et il est assez probable que l’ARN ait servi à la fois d’enzymes (rôle aujourd’hui plutôt assuré par les protéines), et de support du code génétique (aujourd’hui assuré par l’ADN) chez les premiers êtres vivants. Valider expérimentalement la capacité de polynucléotides à s’auto-répliquer est ainsi fondamental dans cette hypothèse.
Le premier système autocatalytique permettant de former des oligonucléotides (légèrement modifiés) a été proposé par L.E. Orgel en 1983, et est décrit sur ce schéma :
Afin de rendre cette formation de brins de nucléotides plus efficace, on peut aussi lier le produit à un support solide, comme schématisé ci-dessous :
D’autres systèmes auto-catalytiques, plus efficaces, c’est-à-dire permettant une plus grande sélectivité (un seul produit ne formant d’une seule séquence bien précise), et une plus grande efficacité (en terme de vitesse de réaction) ont été mis au point pour la synthèse d’oligonucléotides, mais impliquent des mécanismes complexes, avec de multiples cycles catalytiques où les espèces produites par les une catalysent les autres… On s’approche petit à petit de la complexité des systèmes biologiques, en somme.
Grâce à ce modèle de « moule », on peut ainsi imaginer la sélection, et la multiplication de brins d’ARN capables de s’auto-répliquer. Et grâce au jeu des « erreurs » dans la reproduction des séquences (les ancêtres des mutations génétiques ?), on a pu passer de petits oligonucléotides à des plus longs, plus complexes, plus efficaces… jusqu’à obtenir les premiers codes génétiques ??
A suivre : la formation autocatalytique des proto-membranes, et une réponse à l’énigme de l’homochiralité du vivant.