L’auto-catalyse est un concept chimique relativement simple à comprendre : le produit d’une réaction auto-catalysée va favoriser, accélérer sa propre formation. Un peu comme une réaction en chaîne, où chaque réaction va provoquer encore plus de réaction.
Dans le passionnant problème de l’apparition de la vie, l’auto-catalyse est un concept central qui permet d’expliquer la formation, la réplication des composés nécessaires à la vie, ainsi que l’organisation de systèmes complexes, capables de s’auto-répliquer, d’évoluer même, jusqu’aux premiers organismes vivants. (voir le premier billet de cette mini-série)
L’autocatalyse permet d’apporter aussi une partie de la réponse à la problématique de l’homochiralité.
Les molécules du vivant sont comme nos mains…*
Essayez : regardez votre main gauche : à quelques détails près, elle est l’image de votre main droite dans un miroir. Par contre, vous ne pouvez pas les superposer. Votre main est un objet chiral. Les molécules du vivant présentent très souvent cette particularité, et c’est en particulier le cas des acides aminés, des sucres, qui composent une très grande partie du corps humain.
L’acide aminé « alanine », sous ses deux formes. Essayez comme vous le voulez, il n’est pas possible de superposer l’une à l’autre !
La surprise que nous a réservé la nature, c’est que ces molécules ne sont présentes que sous une seule forme. A part de très très rares exemples, chaque acide aminé, chaque sucre n’est présent que sous une seule forme ( un « énantiomère »), dans tous les organismes vivants connus, depuis la plus insignifiante bactérie jusqu’aux organismes les plus complexes. C’est ce qu’on appelle l’homochiralité.
Le problème, le gros, l’énorme problème, c’est que cette homochiralité de la vie est très difficile à expliquer. Les énantiomères, images l’un de l’autre dans un miroir, ont exactement les mêmes propriétés : mêmes propriétés chimiques, mêmes propriétés physiques. En fait, elles ne se distinguent que lorsqu’elles sont elles-mêmes en présence d’autres espèces chimiques chirales.
Prenons un exemple concret : Supposons que nous avons des vis. Certaines tournent à gauche, certaines tournent à droite. Mais elles sont faites avec le même acier, ont exactement la même masse, le même diamètre, la même longueur… Comment les discerner ? Le seul moyen est d’avoir un écrou adapté, qui ne va tourner que dans un seul sens : les vis du « bon » sens vont pouvoir s’y introduire, et les autres non. On a ajouté un élément qui rompt la symétrie, ce qui permet de distinguer un type de vis par rapport à l’autre.
Lors de l’apparition de la vie, il faut donc nécessairement imaginer une situation qui créé cette dissymétrie. Un phénomène qui va favoriser un énantiomère, et pas l’autre. Ce problème fait l’objet d’intenses recherches, dont nous parlerons dans un autre article. (Une hypothèse serait que cela viendrait de la lumière polarisée gauche ou droite provenant de nébuleuses…Ce qui ne me convainc pas beaucoup…)
Quoiqu’il en soit, lors de la constitution de la soupe primitive, il y aurait eu un très très léger excès d’une forme sur l’autre. Très très très très léger excès.
Comment passer de ce très très très léger excès à la totalité des acides aminés, des sucres, présents sous une seule forme ?
C’est là qu’intervient à nouveau le concept d’auto-catalyse. Supposons qu’un réactif soit présent sous les deux formes, que l’on notera forme R et forme S (comme Rectus : droit et Sinister : gauche en latin). Supposons que chacune de ces formes soit des « auto-catalyseurs », et catalysent la formation exclusive de R pour le premier, ou de S pour le second. Supposons maintenant que un R et un S peuvent aussi se combiner, pour former un dimère, qui est inactif. On obtient le « Modèle de Frank » [1], résumé ici en un diagramme :
On part ici de 3 R et 2 S. Un dimère RS se forme, etest inactif. Les R catalysent la production d’autres R, et le S restant en fait de même. La réaction recommence, et encore, et encore… On finit par avoir de façon quasi exclusive la forme R. D’un point de vue macroscopique, la forme S a disparue.
Ce mécanisme, très théorique, a pu être mis en oeuvre expérimentalement [2] :
A partir d’un excès de la forme S de moins de 0,0001 %, on a pu par cette réaction obtenir finalement un « mélange » où la forme R n’était plus détectable…
Pour l’instant, ce mécanisme n’a pas été proposé sur des substrats ressemblant aux premières molécules du vivant, mais il illustre parfaitement cette amplification spectaculaire d’un énantiomère par rapport à un autre, dont la vie a nécessairement eu besoin.
Un dernier point peut-être : que pourrait-il se passer si ce type de réaction catalytique a lieu SANS excès initial d’une forme ou l’autre ?
On a ici un système parfaitement chaotique, et il suffit qu’une des formes, localement, au gré de l’agitation thermique par exemple, se trouve à un instant en surnombre, pour démarrer un processus d’enrichissement qui conduit à un excès quasi-total ! Cette expérience a été entreprise, avec un premier succès, en 2007 par Tsogoeva et son équipe. Et ils ont obtenus, à partir d’aucun excès initial détectable, un excès de 1 à 20 % (suivant les molécules testées) d’une forme ou l’autre [3]. Faible, mais de là à penser qu’en réalité, il n’y a pas véritablement de problème d’homochiralité… Il n’y a qu’un pas ?
Sources :
Mechanisms of Autocatalysis » A.J. Bissette, S.P. Fletcher Angew. Chem. Int. Ed. 2013, 52, 12800-12826
* On pourra lire aussi le billet sur la chiralité de David Louapre sur son blog Science Etonnante
[1] F. C. Frank, Biochim. Biophys. Acta 1953, 11, 459-463.
[2] I. Sato, H. Urabe, S. Ishiguro, T. Shibata, K. Soai, Angew. Chem. Int. Ed. 2003, 42, 315-317.
[3] M. Mauksch, S. B. Tsogoeva, I. M. Martynova, S. Wei, Angew. Chem. Int. Ed. 2007, 46, 393-396.