Les molécules anti-cancéreuses sont de véritables bombes. Je n’en connais pas une seule qui ne soit pas hautement toxique pour le reste de l’organisme. Disons que ces médicaments tuent tout, mais un peu plus les cellules cancéreuses que les cellules normales.
Les cellules cancéreuses : des cellules ENCORE PLUS comme toutes les autres !
Il semble ainsi évident que l’avenir des chimiothérapies porte sur la sélectivité des cibles : un bon anticancéreux reconnaît les cellules cancéreuses, et ne s’attaque qu’à elles. Le problème, c’est que cela reste sacrément difficile : la cancérogénèse (formation des premières cellules cancéreuses) est justement un processus d’indifférenciation des cellules.
Je m’explique. Dans le corps, chaque cellule est spécialisée. Une dans le sein, pour fournir du lait. L’autre dans le biceps, pour permettre la contraction des muscles. Une est un neurone dans le cerveau, l’autre un macrophage dans le sang. Si toutes ces cellules ont le même patrimoine génétique, chacune passe sous silence les gènes qui n’ont pas d’intérêt pour leurs fonctions. [Cela passe souvent par la méthylation de l’ADN: sur les bases « cytosine », un groupement « méthyl » est ajouté (voir la notice wikipédia).] Le problème des cellules cancéreuses, c’est qu’elles se « dé-spécialisent » ! Au début il s’agit de cellules de poumon, par exemple, qui perdent peu à peu leurs caractères et particularités, et une fois passées dans la circulation sanguine, elles peuvent former une nouvelle tumeur sur un autre organe, qui n’y verra que du feu. (C’est ce qui est tristement connu sous le nom de métastase).
Alors, comment agir sélectivement sur les cellules cancéreuses ?
Il faut le reconnaître : pour l’instant, la très grande majorité des anti-cancéreux ne font pas de distinction. Ils agissent au coeur de la machine cellulaire, souvent en altérant l’ADN, jusqu’à le rendre « illisible » et provoquer ainsi la mort des cellules malignes. La survie des cellules saines est due à la présence de protéines régulatrices et réparatrices de l’ADN, qui permettent à peu près de sauvegarder l’essentiel. Les cellules mutantes ont perdu cette capacité (en fait, elles n’auraient tout simplement pas pu se transformer en cellules cancéreuses si elles avaient gardé ces protéines régulatrices), et se retrouvent plus vulnérables.
Heureusement, il y a parfois des moyens d’être plus sélectif : des marqueurs, des protéines un peu plus spécifiques que l’on peut cibler. Des gènes très peu exprimés peuvent l’être beaucoup plus dans certaines cellules cancéreuses. Parfois même, ce sont des protéines mutantes qui se retrouvent de manière constante dans certains cancers.
La télomérase est un exemple de protéine normalement très peu exprimée dans les celllules normales, et sur-exprimée . Cette protéine est quasi absente des cellules normales, et sur-exprimée dans plus de 60 % des cancers, ce qui en fait une excellente cible…Que l’on arrive pas à atteindre. J’en parle en détail dans ces billets.
Mais parfois ça marche de façon spectaculaire ! L’imatinib (glivec) est un des quelques exemples de success story à la sauce tumorale. Les cellules cancéreuses responsables des leucémies myéloïdes chroniques (LMC) comportent (quasi)-systématiquement une mutation appelée « Chromosome de philadelphie ». En gros les chromosomes 9 et 22 s’échange un morceau d’ADN, et cela a pour conséquence la création d’une nouvelle protéine « chimérique », composé d’un morceau de la protéine BCR (du chromosome 22) et d’un morceau de la protéine ABL (du chromosome 9). Cette protéine a la propriété d’activer la transcription du code génétique, sans aucune régulation. D’où un développement anarchique, et donc, cancer. Mais en conséquence, cette protéine est une cible toute indiquée, puisqu’elle n’est présente QUE dans les cellules cancéreuses ET dans TOUTES les cellules cancéreuses. L’imatinib va inhiber cette protéine, et ainsi neutraliser totalement ces cellules. Les résultats sont spectaculaires : les LMC sont passées du statut de maladie mortelle, au statut, la plupart du temps de « maladie chronique ». La médiane de survie était inférieure à 5 ans (la moitié des malades mourraient avant). A partir de 1998, l’année d’arrivée du glivec sur le marché, elle a augmenté jusqu’à 25 ans de nos jours (source). CQFD !
Une autre idée qui est développée depuis quelques années, consiste à fabriquer des anticorps monoclonaux, sélectifs des cellules cancéreuses. Il s’agit de sélectionner des marqueurs spécifiques de certaines tumeurs, et de faire produire des anticorps à leur encontre par un animal à qui on les aurait inoculé. C’est un peu plus compliqué que ça (voir la notice Wikipédia), mais finalement, c’est un procédé assez voisin de l’utilisation de « sérum » pour guérir ou prévenir d’une infection virale ou bactérienne (voir la notice Sérothérapie ).
Et utiliser des drones ?
Bon, l’expression est un tout petit peu trompeuse. Disons des bombardiers autonomes et sélectifs. L’idée est différente que pour les exemples précédents : ce ne sont pas les molécules actives qui sont particulièrement sélectives des cellules cancéreuses, mais leur transporteur. Cela permet de recycler les bonnes vieilles bombes, très efficaces, mais aux dommages collatéraux un peu trop importants d’habitude… Mais quel(s) transporteurs ? Et comment les rendre spécifiques des cellules mutantes ?
Les scientifiques ont imaginé plusieurs solutions, des plus classiques aux plus sophistiquées… Passons en quelques unes en revue.
Il y a … la bombe nucléaire
Pourquoi se contenter de produire des anticorps contre les cellules cancéreuses, quand on peut leur faire transporter, en plus, des bombes radioactives ? Effectivement, l’immunothérapie (l’utilisation d’anticorps monoclonaux contre les cellules cancéreuses) marche plutôt bien, mais c’est loin d’être parfait : en particulier, une fois les cellules agrégées aux anticorps, le système immunitaire du malade est très sollicité pour digérer le tout, et achever la destruction de la tumeur. Si ce système immunitaire est défaillant, cela marche beaucoup moins bien… D’où la merveilleuse idée de greffer un atome radioactif à ces anticorps : ils vont se fixer aux cellules cancéreuses, et les bombarder de particules α, détruisant irrémédiablement la tumeur. (Pour plus de précisions, on pourra voir « quand les grands du nucléaires soignent les cancers« ) Quand je vous parlais de bombe nucléaire, c’était au sens propre !
Les bombardiers
Maintenant, parlons des bombardiers : on prend des molécules anticancéreuses classiques, et on va les relarguer, les activer là où se trouvent les cellules à détruire. Dans ce cas, on bénéficie déjà d’une certaine sélectivité, ou du moins, d’espèces chimiques qui tuent mieux les cellules cancéreuses que les cellules normales. Ainsi, la spécificité des bombardiers n’a pas à être très fine… Du coup, ce sont les propriétés très générales des tumeurs, en tant que tissus, qui sont visées.
Parmi ces propriétés, deux reviennent plus fréquemment que les autres : le pH et le potentiel redox.
Les tumeurs cancéreuses sont extrêmement gourmandes en nutriments et en oxygène, qui vont être apportés par les vaisseaux sanguins. Le plus souvent, les vaisseaux normaux ne suffisent pas, et les cellules malignes sécrètent un facteur de croissance (le VEGF) qui permet la création de nouveaux vaisseaux autour de la tumeur : c’est le processus d’angiogenèse. Le problème, c’est que les cellules, en se développent de façon anarchique, en formant la plupart du temps une grosse masse plus ou moins sphérique, où le centre est très mal irrigué. Du coup, les cellules sont en hypoxie (en manque d’oxygène). Moins d’oxygène, ça veut dire un milieu moins oxydant que les tissus normalement irrigués. Moins d’oxygène, ça veut aussi dire un pH plus acide : les cellules qui ne peuvent plus produire de l’énergie par respiration (où le dioxygène est nécessaire), se mettent à en produire par d’autres processus anaérobiques, comme la fermentation, qui produit divers acides (dont l’acide lactique, responsable de crampes lors d’efforts trop prolongés, durant lesquels les muscles aussi fonctionnent grâce à la fermentation).
Alors, comment utiliser ces propriétés ?
Les « bombardiers » qui ont été mis au point, ou qui sont en cours d’étude, vont être sensibles à ces conditions acides et/ou réductrices., et vont larguer leur bombe uniquement dans les bonnes zones, c’est-à-dire dans les tumeurs. Prenons deux exemples.
Un Cis-platine plus sélectif ?
Le cis-platine est un des anti-cancéreux les plus utilisés. Il soigne très très bien les cancers des testicules (plus de 90 % si le cancer est pris à temps), et fait partie des cocktails « classiques » de soin de lymphomes, cancers de l’ovaire, etc.
Son mode d’action est simple : les ions chlorure (les « Cl » liés au platine) peuvent aisément se séparer du métal central, qui va pouvoir se lier à tout ce qui se trouve à proximité, et en particulier à l’ADN, comme on peut le schématiser :
Le problème, c’est qu’en se liant à tout ce qui bouge dans le corps humain, il n’y a qu’une toute petite partie arrive jusqu’à l’ADN (seulement 5 à 10 %), et donc encore moins jusqu’à l’ADN des cellules cancéreuses. Cela a pour conséquence l’administration de doses plus élevées, et donc une exacerbation de sa toxicité et de ses effets secondaires. L’idée est donc de moduler les « ligands » (i.e. les groupes d’atomes liés au platine) pour qu’ils puissent relarguer le platine uniquement dans un milieu acide et/ou réducteur. Voilà une des bêtes qui a donc été proposé :
Beau bombardier, non ? Petite explication de texte (ou plutôt de structure) :
- La partie en nid d’abeille a pour rôle d’augmenter l’affinité du médicament pour l’ADN. C’est une structure appelée « acridine », qui est connue pour s’intercaler entre les bases de notre double hélice, et de ne plus trop y bouger. Mais pour l’instant, aucune sélectivité des cellules malignes.
- la partie qui se lie au platine est constituée d’une « pince » avec un oxygène, et un azote. En fait, elle est sensible au pH : s’il diminue (si le milieu devient acide, l’azote reste bien en place, mais l’oxygène se sépare du métal, libérant une position « d’attaque » du platine.
- Entre les deux, il s’agit d’un bras espaceur, qu’il faut arriver à moduler afin d’obtenir la meilleure longueur, celle qui permettra à la fois au platine , et à la partie acridine d’agir correctement. Celui-ci a été choisi non pas en fonction de critère biologique ou biochimique, mais trivialement parce que les molécules pour le synthétiser étaient accessibles.
Alors, vous vous demandez si ça marche ? Et bien… On ne sait pas. Et la raison est simple : ce joli exemple de « design moléculaire » n’a jamais pu être mené jusqu’à son terme : le ligand a été synthétisé en 7-8 étapes, mais la formation du produit final avec le platine n’a jamais pu être réalisée avec succès.
Déçu, hein ? Bon, prenons un exemple qui a fait ses preuves in vitro.
La nano-bombe à fragmentation
Cette fois, le bombardier est un poids lourd : il s’agit d’une nanoparticule, formée par le repliement sur lui-même d’un polymère assez complexe. Le mieux c’est encore de vous montrer le schéma qui correspond à sa synthèse, paru en août 2012 dans Molecular Pharmaceutics :
Bon, place aux explications.
- En marron clair, c’est le polymère de base, le PDSA. Son nom est suffisamment compliqué pour qu’il n’apporte rien.
- En bleu, c’est du polyethylène-glycol, (connu sous le nom de PEG) . Un polymère particulièrement bien toléré par les tissus. La chose qui est originale, c’est qu’il est relié au PDSA par des liaisons Soufre-Soufre (S-S), plus connues sous le terme « pont disulfure », qui se rompent en milieu acide ou réducteur.
- En vert, le c-RGD correspond à un petit assemblage d’acides aminés, qui permettent de cibler certaines cellules cancéreuses ( comme celles du cancer du colon). Ces polypeptides sont eux aussi liés au PDSA par des ponts disulfures
- En rouge, enfin, la doxorubicine, LA bombe du dispositif. Un anticancéreux extrêmement efficace, donné fréquemment dans les tumeurs mammaires, mais aussi très toxique, et donc provoquant des effets secondaires difficilement supportable. La doxorubicine n’est pas liée par des liaisons chimiques au polymère, mais simplement « piégée » dedans.
En présence de doxorubicine, et en milieu physiologique, tout ce joli monde se replie sur soi-même pour former une nanoparticule composite, de quelques dizaines de nanomètre. Par contre, lorsque le milieu devient réducteur et/ou acide, les bombes sont larguées ! Les ponts disulfures se rompent, et la doxorubicine est larguée sur les cellules malignes ! Les tests in vitro ne montrent pas pour l’instant de meilleure efficacité de ce dispositif que pour la doxo seule. Néanmoins, c’est in vivo que ce dispositif sélectif des tissus acides et réducteurs prend tout son sens… Encore un peu de patience !
Un dernier exemple ?
Bon, si vous y tenez… J’ai assisté il y a quelques années à une conférence de J. Frechet, un petit frenchie qui est allé chercher la gloire aux USA (et qui l’a trouvé, entre nous…). Il travaillait en particulier sur des nanostructures appelés dendrimères :
L’avantage de cette structure, proche du polymère, c’est qu’elle est grosso modo sphérique, compacte, et non linéaire. Elle fait en général quelques dizaines de nanomètre.
L’idée de Fréchet et de son équipe (voir la publication originale en 2006 dans PNAS (accès libre)) a été de décorer un dendrimère avec de la doxorubicine (et oui, toujours le même). Cette fois, avec des liaisons covalentes. Ce dendrimère décoré a montré une activité cancéreuse in vivo formidablement plus importante que la doxorubicine, et une toxicité très diminuée, à tel point que des doses normalement létales pour les cobayes (des souris en fait) étaient parfaitement bien supportées. Mais comment se fait-ce ? Cette fois, ce n’est pas le pH ou le caractère réducteur qui est en cause. C’est encore plus simple : il s’agit simplement de la taille des pores par lesquels arrivent normalement oxygène et nutriments depuis la circulation, dans les cellules : les dendrimères sont trop gros pour les cellules normales ! Par contre, les cellules cancéreuses ont des pores beaucoup plus larges, afin d’obtenir les grandes quantités de nutriments nécessaires pour leur développement. Cela a deux conséquences :
- la toxicité est très amoindrie : ne pouvant pénétrer dans les cellules normales, la « bombe » ne fait (presque) plus de victime collatérale.
- La nanostructure reste très longtemps dans la circulation sanguine, permettant d’obtenir une concentration quasi constante dans l’organisme, sans passer par des perfusions continues : Trop grosse, elle ne passe pas dans les pores des reins, qui filtrent le sang. Elle reste donc coincée dans le sang, jusqu’à ce que le corps la détruise…
Depuis, d’autres dendrimères décorés ont été proposés pour diverses pathologies, cancéreuses ou non, avec des succès divers.
De façon générale, cette technique du bombardier (ou du vecteur comme on l’appelle souvent) a de beaux jours devant elle, et on trouvera sans aucun doute des médicaments délivrés aux cellules malades sous cette forme. Reste que le problème de la sélectivité est toujours un enjeu principal. L’utilisation des propriétés générales des tissus en hypoxie, ou de la taille des pores est intéressante, mais il me semble qu’elle ne pourra venir qu’en complément d’une sélectivité liée à des marqueurs spécifiques des cancers. Et c’est là que cela devient compliqué, les cellules malignes étant souvent différentes d’un cancer sur l’autre, avec des marqueurs très spécifiques parfois. On imagine alors la solution (un peu trop théorique il est vrai) : un drone commun à toutes les tumeurs, qui largue une bombe spécifique à chacune !
Allez, au boulot les chimistes !