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L’auto-catalyse : le concept-clé de l’apparition de la vie (2)

L’auto-catalyse est un concept chimique relativement simple à comprendre : le produit d’une réaction auto-catalysée va favoriser, accélérer sa propre formation. Un peu comme une réaction en chaîne, où chaque réaction va provoquer encore plus de réaction.

Dans le passionnant problème de l’apparition de la vie, l’auto-catalyse est un concept central qui permet d’expliquer la formation, la réplication des composés nécessaires à la vie, ainsi que l’organisation de systèmes complexes, capables de s’auto-répliquer, d’évoluer même, jusqu’aux premiers organismes vivants. (voir le premier billet de cette mini-série)

L’autocatalyse permet d’apporter aussi une partie de la réponse à la problématique de l’homochiralité.

Les molécules du vivant sont comme nos mains…*

Essayez : regardez votre main gauche : à quelques détails près, elle est l’image de votre main droite dans un miroir. Par contre, vous ne pouvez pas les superposer. Votre main est un objet chiral. Les molécules du vivant présentent très souvent cette particularité, et c’est en particulier le cas des acides aminés, des sucres, qui composent une très grande partie du corps humain.

L'acide aminé "alanine", sous ses deux formes. Essayez comme vous le voulez, il n'est pas possible de superposer l'une à l'autre !

L’acide aminé « alanine », sous ses deux formes. Essayez comme vous le voulez, il n’est pas possible de superposer l’une à l’autre !

La surprise que nous a réservé la nature, c’est que ces molécules ne sont présentes que sous une seule forme. A part de très très rares exemples, chaque acide aminé, chaque sucre n’est présent que sous une seule forme ( un « énantiomère »), dans tous les organismes vivants connus, depuis la plus insignifiante bactérie jusqu’aux organismes les plus complexes. C’est ce qu’on appelle l’homochiralité.

Le problème, le gros, l’énorme problème, c’est que cette homochiralité de la vie est très difficile à expliquer. Les énantiomères, images l’un de l’autre dans un miroir, ont exactement les mêmes propriétés : mêmes propriétés chimiques, mêmes propriétés physiques. En fait, elles ne se distinguent que lorsqu’elles sont elles-mêmes en présence d’autres espèces chimiques chirales.

Prenons un exemple concret : Supposons que nous avons des vis. Certaines tournent à gauche, certaines tournent à droite. Mais elles sont faites avec le même acier, ont exactement la même masse, le même diamètre, la même longueur… Comment les discerner ? Le seul moyen est d’avoir un écrou adapté, qui ne va tourner que dans un seul sens : les vis du « bon » sens vont pouvoir s’y introduire, et les autres non. On a ajouté un élément qui rompt la symétrie, ce qui permet de distinguer un type de vis par rapport à l’autre.

Lors de l’apparition de la vie, il faut donc nécessairement imaginer une situation qui créé cette dissymétrie. Un phénomène qui va favoriser un énantiomère, et pas l’autre. Ce problème fait l’objet d’intenses recherches, dont nous parlerons dans un autre article. (Une hypothèse serait que cela viendrait de la lumière polarisée gauche ou droite provenant de nébuleuses…Ce qui ne me convainc pas beaucoup…)

Quoiqu’il en soit, lors de la constitution de la soupe primitive, il y aurait eu un très très léger excès d’une forme sur l’autre. Très très très très léger excès.

Comment passer de ce très très très léger excès à la totalité des acides aminés, des sucres, présents sous une seule forme ? 

C’est là qu’intervient à nouveau le concept d’auto-catalyse. Supposons qu’un réactif soit présent sous les deux formes, que l’on notera forme R et forme S (comme Rectus : droit et Sinister : gauche en latin). Supposons que chacune de ces formes soit des « auto-catalyseurs », et catalysent la formation exclusive de R pour le premier, ou de S pour le second. Supposons maintenant que un R et un S peuvent aussi se combiner, pour former un dimère, qui est inactif. On obtient le « Modèle de Frank » [1], résumé ici en un diagramme :

On part ici de 3 R et 2 S. Un dimère RS se forme, etest inactif. Les R catalysent la production d'autres R, et le S restant en fait de même.  La réaction recommence, et encore, et encore... On finit par avoir de façon quasi exclusive la forme R. D'un point de vue macroscopique, la forme S a disparue.

On part ici de 3 R et 2 S. Un dimère RS se forme, etest inactif. Les R catalysent la production d’autres R, et le S restant en fait de même. La réaction recommence, et encore, et encore… On finit par avoir de façon quasi exclusive la forme R. D’un point de vue macroscopique, la forme S a disparue.

Ce mécanisme, très théorique, a pu être mis en oeuvre expérimentalement [2] :

A partir d'un excès de la forme S de moins de 0,0001 %, on a pu par cette réaction obtenir finalement un "mélange" où la forme R n'était plus détectable...

A partir d’un excès de la forme S de moins de 0,0001 %, on a pu par cette réaction obtenir finalement un « mélange » où la forme R n’était plus détectable

Pour l’instant, ce mécanisme n’a pas été proposé sur des substrats ressemblant aux premières molécules du vivant, mais il illustre parfaitement cette amplification spectaculaire d’un énantiomère par rapport à un autre, dont la vie a nécessairement eu besoin.

Un dernier point peut-être : que pourrait-il se passer si ce type de réaction catalytique a lieu SANS excès initial d’une forme ou l’autre ?

On a ici un système parfaitement chaotique, et il suffit qu’une des formes, localement, au gré de l’agitation thermique par exemple, se trouve à un instant en surnombre, pour démarrer un processus d’enrichissement qui conduit à un excès quasi-total ! Cette expérience a été entreprise, avec un premier succès, en 2007 par Tsogoeva et son équipe. Et ils ont obtenus, à partir d’aucun excès initial détectable, un excès de 1 à 20 % (suivant les molécules testées) d’une forme ou l’autre [3]. Faible, mais de là à penser qu’en réalité, il n’y a pas véritablement de problème d’homochiralité… Il n’y a qu’un pas ?

Sources :

Mechanisms of Autocatalysis » A.J. Bissette, S.P. Fletcher Angew. Chem. Int. Ed. 201352, 12800-12826

* On pourra lire aussi le billet sur la chiralité de David Louapre sur son blog Science Etonnante

[1] F. C. Frank, Biochim. Biophys. Acta 1953, 11, 459-463.

[2] I. Sato, H. Urabe, S. Ishiguro, T. Shibata, K. Soai,  Angew. Chem. Int. Ed. 200342, 315-317.

[3]  M. Mauksch, S. B. Tsogoeva, I. M. Martynova, S. Wei, Angew. Chem. Int. Ed. 2007, 46, 393-396.

L’auto-catalyse : le concept-clé de l’apparition de la vie (1)

Quand on parle de l’apparition de la vie sur Terre, des questions reviennent inlassablement, sans qu’il soit aisé d’y apporter une réponse tranchée et définitive. Par quel mécanisme les molécules pré-biotiques se sont formées ? A quel endroit la vie est apparue ? Comment ces premières molécules ont pu s’auto-organiser, se multiplier, se reproduire ?

Avant de continuer, je me rends compte que j’ai souvent parlé de ce thème qui me passionne sur ce blog (vous pouvez lire les articles de cette rubrique par ici). Cela ne fait pas de moi un « spécialiste » de la question, mais je suis heureux de partager mes connaissances, mes lectures, mes réflexions sur l’apparition de la vie. J’espère que de votre côté vous appréciez aussi.

Un concept chimique en particulier est fondamental pour répondre à la dernière des trois questions : il s’agit de l’auto-catalyse. Une revue de la littérature sur ce sujet vient de paraître dans le journal Angewandte, et cela mérite bien une petite explication de texte. J’invite surtout tous ceux qui lisent l’anglais à la parcourir, elle est de plus assez compréhensible quand on n’entre pas trop dans les détails…

On parle d’auto-catalyse lorsque le produit d’une réaction chimique agit comme le catalyseur de sa propre formation. On peut le schématiser de la façon suivante :

A\, +\, B\, \overset{C}{\rightarrow}\, C

Avec A et B des réactifs, C le produit qui sert aussi de catalyseur.

Au fait « catalyseur », ça veut dire quoi, déjà ? un catalyseur, c’est une espèce chimique intervenant dans une réaction qui n’est ni un réactif (qui est consommé) ni, normalement, un produit (qui est formé lors de la réaction). Son rôle est d’accélérer la réaction, voire de la rendre possible. Dans le cas de l’autocatalyse,  c’est le produit lui-même qui va interagir avec les réactifs, pour les « aider » à réagir ensemble.

Un exemple simple : la formation du savon

Il s’agit d’un exemple simple d’auto-catalyse, pour bien fixer les idées. Pour obtenir du savon, de façon schématique, on prend de l’huile et de la soude. L’huile est composée majoritairement de triglycérides (en haut sur le schéma), et la soude, c’est de l’eau qui contient des ions Na+; et OH-. lorsque les deux réactifs entrent en contact, on assiste à une réaction de « saponification », qui permet l’obtention de carboxylates de sodium, qui sont les molécules de savon.

saponification

Le soucis dans cette réaction, c’est que l’eau et l’huile ne sont pas miscibles : la réaction ne peut avoir lieu qu’à l’interface entre les deux solutions, et donc n’est pas efficace (trop lente). Heureusement, le produit de la réaction, le savon, va permettre une miscibilité des deux liquides beaucoup plus importante : l’eau et l’huile se mélangent, donc les réactifs entrent en contact dans la totalité du milieu, et donc la réaction accélère : on a bien un processus auto-catalytique : le produit permet à la réaction d’être plus efficace, et augmente ainsi sa vitesse.

Dans le domaine des molécules organiques susceptibles d’entrer en composition de la fameuse soupe prébiotique, on peut citer, la réaction de « formose », qui permet la formation auto-catalysée de molécules de type glucides. Le soucis, c’est qu’elle n’est absolument pas sélective : elle va permettre d’accumuler des glucides très variés, et souvent très complexes (à la limite, on obtient… du caramel !) à partir de molécules simples, mais c’est encore insuffisant : lorsqu’on étudie la chimie prébiotique, le problème d’accumulation des espèces chimiques organiques est important, mais encore faut-il sélectionner les bonnes ! (et… noyer les autres dans la masse.)

Quand le produit sert de modèle pour sa réplication

Un des mécanisme les plus importants en auto-catalyse correspond à la situation où le produit sert de « moule » pour la formation d’autres molécules identiques. En un schéma, voici le fonctionnement de cette catégorie majeure de réaction catalysée :

La première étape, est la « pré-formation » du produit, à l’aide des deux réactifs (schématisés en haut à gauche), qui vont s’apparier avec le « moule ». La deuxième étape est la formation de la liaison entre les deux réactifs. La troisième étape est le largage du produit, qui peut servir à nouveau comme moule, etc…

Ce mécanisme permet non seulement d’augmenter la vitesse de réaction, mais aussi de permettre une certaine sélectivité : seule la formation de produits qui peuvent servir de « moule » pour eux-mêmes va être favorisée.

Dans les travaux en chimie prébiotique, un des exemples emblématiques concernant ce mécanisme est la formation auto-catalytique de polynucléotides. Emblématique, parce que ces polynucléotides sont de structures très très similaires à des petits morceaux d’ARN.  Et il est assez probable que l’ARN ait servi à la fois d’enzymes (rôle aujourd’hui plutôt assuré par les protéines), et de support du code génétique (aujourd’hui assuré par l’ADN) chez les premiers êtres vivants. Valider expérimentalement la capacité de polynucléotides à s’auto-répliquer est ainsi fondamental dans cette hypothèse.

Le premier système autocatalytique permettant de former des oligonucléotides (légèrement modifiés) a été proposé par L.E. Orgel en 1983, et est décrit sur ce schéma :

Deux tri-nucléosides de séquences déterminées (ici "CCG" et "CGG") se couplent pour donner une molécule formée par 6 nucléosides, dont la séquence est conservée dans le processus (CCGCGG)

Deux tri-nucléotides de séquences déterminées (ici « CCG » et « CGG ») se couplent pour donner une molécule formée par 6 nucléotides, dont la séquence est conservée dans le processus (CCGCGG) 

Afin de rendre cette formation de brins de nucléotides plus efficace, on peut aussi lier le produit à un support solide, comme schématisé ci-dessous :

La première étape est l'immobilisation du "produit", les nucléosides vont former un brin complémentaire (étape 2 et 3), puis ce brin est relargué (étape 4)

La première étape est l’immobilisation du « produit », les nucléotides vont former un brin complémentaire (étape 2 et 3), puis ce brin est relargué (étape 4)

 

D’autres systèmes auto-catalytiques, plus efficaces, c’est-à-dire permettant une plus grande sélectivité (un seul produit ne formant d’une seule séquence bien précise), et une plus grande efficacité (en terme de vitesse de réaction) ont été mis au point pour la synthèse d’oligonucléotides, mais impliquent des mécanismes complexes, avec de multiples cycles catalytiques où les espèces produites par les une catalysent les autres… On s’approche petit à petit de la complexité des systèmes biologiques, en somme.

Grâce à ce modèle de « moule », on peut ainsi imaginer la sélection, et la multiplication de brins d’ARN capables de s’auto-répliquer. Et grâce au jeu des « erreurs » dans la reproduction des séquences (les ancêtres des mutations génétiques ?), on a pu passer de petits oligonucléotides à des plus longs, plus complexes, plus efficaces… jusqu’à obtenir les premiers codes génétiques ??

A suivre : la formation autocatalytique des proto-membranes, et une réponse à l’énigme de l’homochiralité du vivant.

« Mechanisms of Autocatalysis » A.J. Bissette, S.P. Fletcher Angew. Chem. Int. Ed. 201352, 12800-12826