Avec le gaz moutarde, on entre dans une nouvelle catégorie d’armes chimiques. Les deux exemples précédents sont des produits utilisés en énormes quantités par l’industrie chimique. Le gaz moutarde ne sert qu’à la guerre. Et il la sert bien.
Il ne s’agit pas d’un suffocant, contrairement aux deux premiers exemples de cette série. D’ailleurs, il ne tue (presque) pas. Dans l’art de la guerre, tuer n’est pas une priorité. Blesser est beaucoup plus efficace : cela coûte plus cher à l’ennemi, et c’est plus contraignant. [Le cynisme dont je fais preuve ici n’a d’égal que mon véritable dégoût pour la guerre].
Ainsi, le gaz moutarde blesse, enfin, brûle. On l’appelle un gaz vésicant. Il provoque de graves brûlures chimiques de la peau et des muqueuses, formant alors des cloques (vésicules, d’où le nom).
Ainsi, ce gaz encore utilisé récemment en Irak contre les kurdes dans les années 80, brûle la peau, les yeux, rendant aveugle, neutralisant ainsi l’ennemi. Lorsqu’il n’invalide pas trop immédiatement, il est fortement cancérigène. Bref, de quoi affecter durablement une population / une armée.
Le gaz moutarde est une jolie petite molécule, du carbone, chlore, souffre, hydrogène… appelée plus officiellement sulfure de dichloroéthyle, on la retrouve aussi sous le nom d’Ypérite, du nom d’Ypres, la ville dans laquelle il a été largement utilisé pendant la première guerre mondiale…
Son mode d’action réside en la formation d’une molécule de type sulfonium après le départ d’un ion chlorure :
L’ion sulfonium (à droite) ainsi créé a toutes les caractéristiques pour être très dangereux : suffisamment stable pour pouvoir pénétrer dans les cellules, suffisamment réactif pour se lier, et endommager l’ADN. En fait, il fait partie d’une classe de composé appelé « alkylant ». Les alkylants ont la propriété de réagir avec l’ADN, et se lier à lui de façon définitive, par des liaisons covalentes.
Dans le cas du gaz moutarde, une « double alkylation » peut se produire, puisque les deux atomes de chlore peuvent quitter la molécule. On obtient ainsi des lésions de l’ADN beaucoup plus délétère : deux nucélosides se retrouvent ainsi lié de façon permanente (qu’il soit présent sur le même brin d’ADN, ou de brins distincts) : l’ADN est ainsi profondément modifié, et, à peu de chose près, irréparable :
Trois situations peuvent alors se produire :
- La cellule n’est pas trop atteinte : l’ADN est réparé (il s’agit plutôt d’une « excision » de la zone endommagée) par tout le système de réparation enzymatique
- L’ADN est trop endommagé, ce qui provoque l’apoptose, c’est-à-dire la mort programmée de la cellule
- L’ADN n’est pas correctement réparé, et des mutations génétiques ne sont pas corrigées. La cellule devient potentiellement cancéreuse
[ Il faut noter que les « alkylants » forment une grande famille de composés utilisés tous les jours en chimiothérapie, justement pour combattre les cancers, grâce à leur action sur l’ADN ]
Lors d’une exposition importante au gaz moutarde, les cellules de la peau et des muqueuses sont tuées, d’où l’apparition de brûlures chimiques qui ont cet aspect de vésicules. Mais le reste de l’organisme est affecté aussi, et le risque d’apparition de cancers divers est très important.
Il n’y a pas d’antidote. Les vapeurs de gaz moutarde vont partout, y compris sous les vêtements. La seule chose à faire, est de sortir de la zone, se déshabiller totalement, et se décontaminer… Quand les symptômes arrivent, c’est-à-dire plusieurs heures après, il est trop tard, et le blessé est pris en charge comme un grand brûlé.
L’humain, quel génie (du mal) !
La Butte Rouge, (Montehus et Krier,1923)