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Revue de quelques armes chimiques … #3 : le gaz moutarde

Avec le gaz moutarde, on entre dans une nouvelle catégorie d’armes chimiques. Les deux exemples précédents sont des produits utilisés en énormes quantités par l’industrie chimique. Le gaz moutarde ne sert qu’à la guerre. Et il la sert bien.

Il ne s’agit pas d’un suffocant, contrairement aux deux premiers exemples de cette série. D’ailleurs, il ne tue (presque) pas. Dans l’art de la guerre, tuer n’est pas une priorité. Blesser est beaucoup plus efficace : cela coûte plus cher à l’ennemi, et c’est plus contraignant. [Le cynisme dont je fais preuve ici n’a d’égal que mon véritable dégoût pour la guerre].

Ainsi, le gaz moutarde blesse, enfin, brûle. On l’appelle un gaz vésicant. Il provoque de graves brûlures chimiques de la peau et des muqueuses, formant alors des cloques (vésicules, d’où le nom).

Un bras, où on distingue les cloques formées par le gaz moutarde... (source : Wikipédia)

Un bras, où on distingue les cloques formées par le gaz moutarde… (source : Wikipédia)

Ainsi, ce gaz encore utilisé récemment en Irak contre les kurdes dans les années 80, brûle la peau, les yeux, rendant aveugle, neutralisant ainsi l’ennemi. Lorsqu’il n’invalide pas trop immédiatement, il est fortement cancérigène. Bref, de quoi affecter durablement une population / une armée.

Le gaz moutarde est une jolie petite molécule, du carbone, chlore, souffre, hydrogène… appelée plus officiellement sulfure de dichloroéthyle, on la retrouve aussi sous le nom d’Ypérite, du nom d’Ypres, la ville dans laquelle il a été largement utilisé pendant la première guerre mondiale…

Son mode d’action réside en la formation d’une molécule de type sulfonium après le départ d’un ion chlorure :

sulfonium

 

L’ion sulfonium (à droite) ainsi créé a toutes les caractéristiques pour être très dangereux : suffisamment stable pour pouvoir pénétrer dans les cellules, suffisamment réactif pour se lier, et endommager l’ADN. En fait, il fait partie d’une classe de composé appelé « alkylant ». Les alkylants ont la propriété de réagir avec l’ADN, et se lier à lui de façon définitive, par des liaisons covalentes.

Blabla

A gauche, un nucléoside déoxyguanosine, qui compose l’ADN. Lorsqu’il réagit avec l’ion sulfonium issus du gaz moutarde, il devient « alkylé » (à droite).

Dans le cas du gaz moutarde, une « double alkylation » peut se produire, puisque les deux atomes de chlore peuvent quitter la molécule. On obtient ainsi des lésions de l’ADN beaucoup plus délétère : deux nucélosides se retrouvent ainsi lié de façon permanente (qu’il soit présent sur le même brin d’ADN, ou de brins distincts) : l’ADN est ainsi profondément modifié, et, à peu de chose près, irréparable :

Deux déoxyguanosines reliés par le composé issus du gaz moutarde.

Deux déoxyguanosines reliés par le composé issus du gaz moutarde.

Trois situations peuvent alors se produire :

  • La cellule n’est pas trop atteinte : l’ADN est réparé (il s’agit plutôt d’une « excision » de la zone endommagée) par tout le système de réparation enzymatique
  • L’ADN est trop endommagé, ce qui provoque l’apoptose, c’est-à-dire la mort programmée de la cellule
  • L’ADN n’est pas correctement réparé, et des mutations génétiques ne sont pas corrigées. La cellule devient potentiellement cancéreuse

[ Il faut noter que les « alkylants » forment une grande famille de composés utilisés tous les jours en chimiothérapie, justement pour combattre les cancers, grâce à leur action sur l’ADN ]

Lors d’une exposition importante au gaz moutarde, les cellules de la peau et des muqueuses sont tuées, d’où l’apparition de brûlures chimiques qui ont cet aspect de vésicules. Mais le reste de l’organisme est affecté aussi, et le risque d’apparition de cancers divers est très important.

Il n’y a pas d’antidote. Les vapeurs de gaz moutarde vont partout, y compris sous les vêtements. La seule chose à faire, est de sortir de la zone, se déshabiller totalement, et se décontaminer… Quand les symptômes arrivent, c’est-à-dire plusieurs heures après, il est trop tard, et le blessé est pris en charge comme un grand brûlé.

L’humain, quel génie (du mal) !


La Butte Rouge, (Montehus et Krier,1923)

Revue de quelques armes chimiques… #2 : le phosgène

Voici une autre star de la première guerre mondiale. Après le dichlore, nous allons décrire cette autre arme chimique, aux 100000 victimes (?)… Il s’agit d’une arme terrible, beaucoup plus toxique que le dichlore. Ce gaz de combat, de la catégorie des suffocants (comme le chlore) avait un double avantage : son odeur est très légère, et il passe donc plus inaperçu. Mais de plus les symptômes, qui mènent généralement à la mort (lorsque c’est utilisé comme arme, bien sûr), n’apparaissent que plusieurs heures après l’exposition. De quoi intoxiquer toute une armée, sans qu’elle ne se doute de rien.

Le phosgène s’appelle aussi le dichlorure de carbonyle. sa structure est simple :

phosgène

 

C’est un composé très réactif : pour expliquer simplement, il faut déjà rapidement se souvenir que les liaisons entre les atomes sont en réalité deux électrons, qui, attirés par les noyaux des deux atomes, les solidarisent. Mais voilà, les atomes de chlore, comme celui d’oxygène, sont très « avides d’électrons ». Ils attirent à eux les électrons (qui forment les liaisons avec le carbone) de façon beaucoup plus prononcée que ce dernier. Bref, ils n’attendent qu’une occasion de récupérer entièrement les 2 électrons de la liaison, et le carbone se retrouve très pauvre en électron, et espère secrètement qu’une autre molécule pourrait suffisamment s’approcher de l’édifice pour lui en refiler un peu… [Ah ! L’anthropocentrisme en chimie !].

Ainsi, le phosgène va pouvoir réagir avec des molécules riches en électrons,donner un grand nombre de composés :

phosgèneschema

C’est la raison pour laquelle c’est un composé produit en très grandes quantités par l’industrie chimique…

Dans le corps humain, deux actions du phosgène sont notables : le phosgène peut se décomposer (faiblement ) en acide chlorhydrique, ce qui provoque des irritations cutanées, oculaires, respiratoires. Mais beaucoup moins prononcées qu’avec le chlore… Mais l’essentiel de son action consiste à réagir avec les protéines du corps, à travers des réactions « d’acylation » : simplement, certains groupements présents sur les protéines sont riches en électrons, et donc vont venir se substituer à un, puis aux deux atomes de chlore du phosgène. Les protéines deviennent inefficaces, ce qui conduit à la mort cellulaire, avant de conduire à la mort… tout court.

Comme pour le dichlore, il n’y a pas vraiment d’antidote, puisque ce produit réagit avec toutes les protéines sur son chemin. La prise en charge médicale consiste à traiter les symptômes au fur et à mesure de leur apparition. Cependant, grâce à sa (trop) grande réactivité, on peut s’en protéger aisément. Ainsi, les masques à gaz PH ont pu être utilisés dès la première guerre mondiale : ils contenaient de la méthénamine, une substance contenant des atomes d’azote, riches en électrons, qui en réagissant avec le phosgène, forme une espèce chimique inerte.

reactionmethenamine

Depuis, on a inventé nettement mieux, ou plutôt, nettement plus efficace encore. Ces gaz suffocants (dichlore, phosgène) ne sont que la première génération des armes chimiques…

Sources :

Mais n’oublions pas : Quelle connerie la guerre !

 

Revue de quelques armes chimiques… #1 : le dichlore

La notice Wikipédia sur les armes chimiques est bien supérieure à ce que je pourrais en dire, d’un point de vue historique, juridique, et politique. Cependant, il est relativement peu question des composés chimiques utilisés, de leurs particularités, et de leur toxicité. Et c’est à travers quelques exemples de ce que l’humanité a pu faire de pire, que je souhaitais faire un point sur cet aspect chimique et biologique de ces armes de destruction massive, puisque depuis quelques années, elles font parties de cette catégorie.

Evidemment, tout le monde aura en tête le conflit qui dure en Syrie depuis plus de 2 ans maintenant. Mon opinion importe peu, mais je pense avec une immense tristesse à tous ceux qui souffrent dans cette région du monde. Leur sang est rouge, comme le notre. Et à jamais, Jacques Prévert a raison : « La guerre, quelle connerie ! « .

Alors voilà, les armes chimiques, c’est une déclinaison, ni plus ni moins, de toutes les armes, faites pour tuer, blesser, handicaper l’ennemi. Commençons la petite revue des horreurs…

 Le chlore… Ou plutôt le dichlore

Une molécule simple, aux effets désastreux… Le dichlore, c’est la molécule Cl – Cl . Elle est produite en quantité astronomique par l’industrie chimique, en réalisant l’électrolyse de l’eau salée… Oui, vous savez bien, le sel, c’est le chlorure de sodium, c’est-à-dire l’assemblage d’ions sodium (Na^{+} ) et chlorure (Cl^{-} ). Bref, on prend de l’eau salée, on met deux électrodes dedans, et un courant et une tension suffisante, on obtient d’un côté du dihydrogène (H_{2} ), et de l’autre, du dichlore (Cl_{2} ).

2H_{2}O + 2Na^{+} + 2Cl^{-} \rightarrow 2NaOH+ Cl_{2}

Facile, non ? Ah, au fait, il y a encore plus simple : Ajoutez de l’anticalcaire dans vos toilettes, juste après avoir mis de l’eau de Javel… C’est très drôle, on a, lorsqu’on en met beaucoup, un joli nuage jaunâtre qui apparaît… Et vous suffoquez… La réaction n’est pas utilisée pour synthétiser ce gaz, mais c’est la cause principale d’intoxication au dichlore de nos jours…

2HClO + 2H^{+} \rightarrow 2H_{2}O+ Cl_{2}

La toxicité du dichlore est liée à ses propriétés oxydantes. En fait, chaque atome de chlore dans la molécule Cl – Cl va prendre aux molécules qui l’entoure un électron, pour former l’ion chlorure Cl^{-} , qui lui est beaucoup plus stable. Résultat, le dichlore va réagir en particulier avec l’eau, pour former des espèces sacrément corrosives : l’acide chlorhydrique H-Cl et l’acide hypochloreux HClO. Et ce sont ces espèces qui vont ronger les muqueuses, nez, bouche, bronches. En quantité suffisante, on finit par saigner du nez, on tousse du sang, et on finit par mourir d’un oedème pulmonaire, après avoir beaucoup souffert de brûlure et de suffocation. Bien sûr, les multiples lésions créées par le chlore peuvent aussi être le siège d’infections variées… Il n’y a pas d’antidote. La prise en charge est symptomatique, en fonction de la gravité de l’intoxication.

Mais ce n’est pas une arme chimique très efficace : on peut s’en protéger facilement…  En fait, comme le dichlore est très réactif, il est aisé de le détruire avant qu’il ne pénètre dans l’organisme. Par exemple, un chiffon imbibé d’eau dans laquelle a été dissout du bicarbonate de soude permet de neutraliser le gaz : le dichlore réagit avec l’eau pour donner les acides cités précédemment, qui vont réagir à leur tour avec le bicarbonate, donnant des espèces chimiques bien plus tolérées par l’organisme (même si l’ion $latex ClO^{-} $ formé avec l’acide hypochloreux, c’est quand même le composant principal de l’eau de javel…pas terrible).

Ce gaz a surtout été utilisé pendant la première guerre mondiale : profitant d’un vent favorable, des bouteilles en acier remplies de dichlore étaient ouvertes en face des lignes ennemies, qui voyaient venir à eux les vapeurs mortelles… Ça a fait beaucoup, beaucoup de mort les premières fois, mais très rapidement, les soldats ont su s’en protéger, en particulier en imbibant des foulards avec de l’urine, qui permet aussi de neutraliser le gaz (en formant des chloramines, qui sont aussi hyper toxiques, mais moins dangereuses que le dichlore lui-même). Le site internet « la guerre des gaz » est très riche en information sur le sujet…

La "guerre des gaz" dans les tranchées (source : wikipédia)

La « guerre des gaz » dans les tranchées (source : wikipédia)

Depuis, on a inventé nettement mieux, ou plutôt nettement pire. Le phosgène, utilisé lui aussi pendant la 1ere guerre mondiale, l’agent orange, le gaz sarin, la ricine… Mais pour finir ce billet, un peu de musique salvatoire :

Sources :