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[Flash Info Chimie] #22 Une molécule pour « soigner » l’addiction au cannabis ? Sérieusement ?

Voilà encore une étude sérieuse, intéressante, mais gâchée par des préjugés. La dernière fois, c’était dans la revue PNAS que des chercheurs affirmaient que le cerveau de l’homme et de la femme étaient conçus différemment par la nature. Cette fois, c’est moins retentissant, moins scandaleux sans doute. Mais cela n’empêche pas de revenir là-dessus. Une équipe, en grande partie française, prétend avoir découvert l’action d’une molécule qui permettrait de combattre les intoxications et les addictions au THC (principe actif du Cannabis Sativa, consommé le plus souvent fumé, etc… vous connaissez la musique), et a publié ses résultats dans la revue Science.

Le THC, pour rappel, c’est une molécule (chimiquement) assez sympa, dont le nom exact est Δ-9-tétrahydrocannabinol.

le Δ-9-tétrahydrocannabinol (on pourrait être plus précis encore dans le nom, mais ça suffira pour aujourd'hui)

le Δ-9-tétrahydrocannabinol (on pourrait être plus précis encore dans le nom, mais ça suffira pour aujourd’hui)

Son action psychotrope est liée à son affinité avec le récepteur CB1, ce qui signifie « récepteur à cannabinoïde type 1 ». Coïncidence ? Je ne crois pas… Comme souvent, les récepteurs, ou protéines sont nommés à l’aide de la substance qui a permit leur étude (on a par exemple : Penicillin Binding Protein (« Protéine qui se lie à la pénicilline), mais cela n’a rien à voir…). Les récepteurs CB1 se retrouvent un peu partout dans le système nerveux, mais spécialement :

  • Dans le système limbique (hippocampe, hypothalamus, amygdale, …), où les CB1 jouent un rôle important dans la régulation des émotions, ce qui explique probablement les effets euphorisants du THC. Les troubles de la mémoire causés par des abus de cannabis seraient aussi liés à leur présence dans l’hippocampe.
  • Dans le thalamus, ce qui expliquerait les modifications des perceptions sensorielles par les prises de THC.
  • Dans le cervelet, ce qui expliquerait les troubles de la motricité1

Dans cette publication, l’équipe de Monique Vallée, de l’Université de Bordeaux, a étudié le lien entre la production d’un précurseur hormonal, la pregnenolone, et le récepteur CB1. La pregnenolone est synthétisé par nos cellules à partir du cholestérol, et va ensuite être modifiée pour donner les stéroïdes (en particulier les hormones sexuelles : progestérone, testostérone, etc.)

Pregnenolone

Pregnenolone

Lorsque le récepteur CB1 est activé, par le THC par exemple, comme par l’anandamide (cannabinoïde produit par l’organisme), la production de pregnenolone augmente. En soi, c’est déjà intéressant. Mais ce n’est pas fini : Ce composé, que l’on croyait sans action aucune sur l’organisme, exerce un rétrocontrôle négatif sur les récepteurs CB1.

Les chercheurs ont en effet dans un premier temps fait consommer du THC à des rats, puis ont injecté de la pregnenolone, et étudié leur comportements. Ils ont noté une diminution notable, et statistiquement pertinente des troubles liés à la consommation de la drogue (température corporelle, sensation de faim, trouble de la mémoire,…). Ils ont aussi démontré que la pregnenolone ne vient pas se substituer aux cannabinoïdes dans les récepteurs CB1 (cela en ferait un « antagoniste orthostérique » des CB1), mais va se fixer sur une autre zone des récepteurs (c’est un antagoniste allostérique), et en diminue l’efficacité. Assurément, c’est un travail de biologie moléculaire remarquable.

Ce qui est plus gênant, c’est l’interprétation de ces résultats en terme d’intérêt pharmacologique (même si les chercheurs précisent bien que la durée de vie de la pregnenolone est trop courte pour qu’elle soit utilisée elle-même).

Tout d’abord, le titre de l’article, « Pregnenolone Can Protect the Brain from Cannabis Intoxication » indique clairement un intérêt toxicologique de la pregnenolone, contre les « intoxications au cannabis ». Or, justement, il ne semble pas qu’il puisse avoir d' »intoxication » au THC. D’après le site de ressources pédagogiques l’Université P. et M. Curie :1

L’ utilisation du cannabis n’entraîne apparemment pas de neurotoxicité, telle qu’on peut le définir par des critères neuroanatomiques, neurochimiques et comportementaux.

Sans doute que le terme « intoxication » fait référence aux symptômes liés à la prise de cannabis. Mais dans les médias, cette nuance n’a pas été retenue. Et les interviews des chercheurs co-auteurs de cette publication (voir par exemple Libération) n’ont pas été l’occasion de mises au point.

Sur la question de la lutte contre l’addiction au cannabis, il faut au préalable remettre au clair quelques données concrètes. (Et je remercie chaleureusement DrLebagage pour toutes les infos qu’il a pu m’apporter par Twitter et au téléphone)

  • Il existe des véritables dépendances au cannabis. Affirmer qu’il n’y en a pas, c’est oublier des personnes en souffrance, malades de leur consommation.
  • Comme cela a été dit plus haut, la toxicité du cannabis ne provient pas du THC, mais du tabac et des goudrons lorsqu’il est fumé.
  • Le pouvoir addictogène du cannabis est très faible. D’après le site addictovigilance.aphp.fr, le risque est de 2-3 %, là où celui du tabac est de 80 à 90 %, de l’héroïne de 70-90 %. Je n’ai pas retrouvé de définition quantitative de cette notion, mais cela donne un bon élément de comparaison entre les drogues.
  • On trouve le chiffre de 500000 personnes dépendantes du cannabis dans de nombreux articles qui parlent de cette étude. Cela paraît très exagéré. En fait, il semble que 10 % des utilisateurs réguliers soient dépendants, ce qui correspond à environ 120000 personnes.2
  • Par contre, le sujet est très sensible : entre la consommation de masse du cannabis, les inquiétudes des parents face à leurs enfants consommateurs, les idées préconçues autour de l’escalade vers d’autres drogues, ou la désocialisation des gros fumeurs… Le débat risque de rester passionnel encore longtemps.

Revenons à la pregnenolone. Son mode d’action (qui diminue les effets du THC) n’est pas forcément adapté à la lutte contre l’addiction. Le DrLebagage m’expliquait ainsi que les molécules classiquement utilisées sont des substituts : ils ont le même effet que la drogue elle-même, mais agissent « en plateau », plutôt qu' »en pic » (c’est le mode d’action des patch de nicotine, des subsituts des opiacés type Subutex par exemple). Ici, la pregnenolone diminue les sensations de la drogue. Elle n’apaise donc ni ponctuellement, ni durablement le manque. Au contraire, il me semble qu’elle entretient cette sensation malgré la prise du stupéfiant ! Son utilisation n’a très probablement aucun intérêt pour lutter contre l’addiction en tant que telle.

Par contre, elle pourrait avoir éventuellement un intérêt dans le soutien aux personnes qui ont arrêtés, mais soumis encore à l’envie de reprendre. Imaginons une personne qui a arrêté, qui ne ressent plus de symptômes de sevrage (on vient de le dire, pour ces symptômes là, la pregnenolone n’apporte rien). Tentée quelques temps après, elle fume à nouveau un joint. Mais, elle a pris son médicament (la pregnenolone) : le THC ne lui fait aucun effet. Cela lui paraît sans intérêt. Elle ne replonge pas dans une dépendance au cannabis.

Ça, c’est dans l’idéal. En pratique, plusieurs points sont à considérer :

  • Comparés aux autres drogues, le sevrage cannabique est plutôt « plus simple » : le THC se stockant dans les graisses de l’organisme, le « craving« , c’est-à-dire l’envie irrépressible de reprendre de la drogue intervient plusieurs semaines après la dernière prise. Une personne en sevrage a plus de temps pour se détacher des habitudes et du contexte social lié à cette drogue que, par exemple, pour les dérivés de la cocaïne, où le craving commence très tôt (dès la fin de l’effet de la prise pour le crack). Il est donc, en comparaison avec les autres drogues, moins « utile » d’avoir une molécule aidant à ne pas rechuter dans le cas du cannabis.
  • La prise de ce type molécule est forcément contraignante. Il faut que la personne en cours de désintoxication la prenne en continu, malgré les effets secondaires, pendant une très longue période. Sans une motivation énorme, cela n’a que très peu de chance de fonctionner. Et en cas de motivation énorme, on peut penser que l’intérêt de cette aide supplémentaire est marginale.
  • Enfin, la prise de cannabis s’insère dans un processus social. Aucune certitude ne peut être apportée actuellement sur le fait que la diminution des effets physiques du THC suffise à stopper l’envie de consommer à nouveau cette drogue.

Ces questions ne sont pas du tout abordées dans cette publication. L’étude présentée est très complète sur l’action de la pregnenolone sur les récepteurs CB1. Mais en ce qui concerne l’évaluation de cette molécule contre l’addiction, je n’ai rien trouvé de concluant. Une double expérience a cependant été menée :3

  • Des rats ont eu accès 2h/jour à du WIN55,212-2 (un analogue du THC) par simple pression du museau sur un interrupteur. A la fin de chaque session d’administration a été enregistré le nombre de pression sur l’interrupteur, devenu inactif. L’injection de pregnenolone divise par deux le nombre de ces pressions.
  • Ces même rats ont subi une autre expérience : ils devaient non plus appuyer une fois, mais 2, puis 3, puis 5, puis 12, etc. fois pour avoir leur dose de WIN55,212-2. Les chercheurs ont étudié la motivation des rats pour leur prise. L’injection de pregnenolone diminue le nombre de fois que le rat appuie avant de renoncer (de 16 pressions sans pregnenolone à 5 environ) .

Le résultat de ces expériences paraît assez logique : si le WIN55,212-2 n’a plus d’effet à cause de la pregnenolone, les rats le délaisse. Mais je ne vois pas en quoi cette double expérience permet de donner un quelconque crédit à l’idée qu’on est en présence d’un futur traitement de l’addiction au cannabis. (J’attends avec plaisir et impatience vos avis sur la question !).

Un autre élément m’a marqué : les auteurs parlent de l’intérêt potentiel de leur découverte pour combattre les addictions au cannabis dans le dernier paragraphe de leur article. Et dans tout ce paragraphe, dans lequel ils affirment par exemple que « le profil pharmacologique » de ce type de molécule est particulièrement intéressant, que les antagonistes aux récepteurs posent plus d’incomfort,… Il n’y a aucune citation d’aucune étude scientifique, aucun rapport scientifique. Rien. Cela ne signifie pour moi qu’une seule chose : il s’agit d’une opinion, libre, des auteurs. Et cette opinion n’est étayée par aucun travaux scientifiques.

Cette publication a été reprise de très nombreuses fois par les médias (suite à une dépêche AFP, par exemple par France Info, BFMTV, Le Figaro ,… et au moins 82 fois dans des médias francophone en ligne d’après news.google.fr, consulté au 31/01/14 ). Les auteurs ont donc, je l’espère, rempli leur objectif. Personnellement, je trouve ça préjudiciable à la fois pour les scientifiques, qui perdent leur crédit, et pour le public, qui n’a pas accès aux bonnes informations. 

 

N.B. Pour un autre point de vue sceptique, vous pouvez lire celui d’un infirmier addictologue (sur Le Plus du Nouvel Observateur

Merci à DrLebagage pour les discussions autour des questions d’addictologie. Cet article expose mes propres opinions (que j’espère être à peu près objectives), et non, a priori, les siennes.

Update du 01/02 : Un article de mon amie Stefany Gardier, journaliste scientifique, paru dans lematin.ch va dans le même sens que mes propos :

Sources :