Les prix des médicaments qui sortent sur le marché sont si élevés qu’ils sont inaccessibles sans assurance santé. Dans certains pays, dont la France, le système de sécurité sociale publique permet leur diffusion auprès de tous les malades. Dans d’autres, c’est-à-dire la plupart des pays dans le monde, il faut être riche, très riche, pour se soigner efficacement. J’en avais déjà parlé dans ce billet coup de gueule*.
C’est l’entreprise qui a déposé le brevet du médicament qui en fixe le prix, souvent pays par pays, en négociant avec les états concernés, et en l’adaptant à la demande. Par exemple, le traitement par le sofosbuvir (contre l’hépatite C) coûte environ 3000 € en Egypte, 41 000 € en France.*
Il faut bien voir une chose : l’entreprise pharmaceutique n’a pas le même intérêt que les états et les sociétés civiles : D’un coté, le médicament est un moyen de gagner de l’argent, de l’autre, il est un moyen d’assurer une santé correcte à la population. C’est cette dualité qui se retrouve dans les aspects juridiques qui encadrent la commercialisation et la protection intellectuelle des médicaments. Et ce, depuis les premiers questionnement sur la place des médicaments parmi les inventions susceptibles d’être brevetées, jusqu’à aujourd’hui, dans la lutte pour l’accès des différents remèdes, par les états les plus démunis comme par les pays occidentaux. ça vous dit, un petit panorama de la question ? Un peu d’histoire tout d’abord…
Médicaments et brevets en France: une histoire récente
Si on retrouve la trace de l’équivalent de nos brevets actuels dès l’antiquité (semble-t-il), leur transposition dans le droit français date de 1791. Dès lors qu’un brevet est déposé et validé, un tiers ne peut utiliser, fabriquer, commercialiser l’invention brevetée qu’avec l’autorisation de l’inventeur. Pour autant, la loi du 5 juillet 1844 interdit la brevetabilité des « compositions pharmaceutiques ou remèdes de toutes espèces ». Il semble que cela soit avant tout pour se prémunir contre les charlatans justifiant une prétendue efficacité par l’existence d’un brevet. (1) Néanmoins, alors que la plupart des pays occidentaux offrent la possibilité de breveter les médicaments, cela reste toujours interdit dans l’hexagone. Des marques peuvent être déposées, mais seul le nom est protégé. La première brèche dans cette interdiction arrive en janvier 1944, où il devient possible de breveter le procédé de fabrication. Mais il peut être relativement simple de le contourner, et de produire la même substance active, par des biais différents.
L’affaire Stalinon : un scandale sanitaire à l’origine de la brevetabilité des médicaments ?
C’est en 1959 que tout change. En effet, la France est sous le coup du scandale sanitaire du « Stalinon ». Ce médicament antibactérien local est inventé par une petite entreprise pharmaceutique, et combine dérivés d’étain et vitamine F. Afin de simplifier les contrôles, et d’accélérer la mise sur le marché, il est présenté comme « l’extension d’une formule ancienne ». Après un essai clinique réalisé sur 8 personnes (!) mené par un copain du patron de l’entreprise (!!), il obtient en 1953 son visa de commercialisation. Et c’est le drame. En quelques mois, on compte 100 morts, 117 intoxiqués. 33 tribunaux sont saisis. L’instruction administrative durera quatre ans. Le rapport d’enquête éclabousse tant le fabricant que l’état :
- L’entreprise pharmaceutique, pour des défauts de fabrication et de conception, ainsi que pour avoir fait la sourde oreille aux alertes des laboratoires de contrôle de qualité et des médecins dès les premiers cas.
- L’état, et son système de régulation et de contrôle pour l’attribution de l’autorisation de vente. Des fautes semblent avoir été commises dès l’examen du dossier, mais c’est plus généralement tout le système et l’organisation de la régulation de l’industrie pharmaceutique qui est visé.
Dès lors, la réforme du statut des produits pharmaceutiques est inévitable. Elle est actée par l’ordonnance n°59-250 du 4 février 1959. On peut ainsi lire, dans l’introduction, ces quelques lignes :
La nécessité d’apporter une réforme à la législation concernant les produits pharmaceutiques s’impose avec force depuis la catastrophe du « Stalinon ». Bien qu’il fut en apparence un des plus sévère du monde, le régime (…) s’est révélé impuissant à empêcher un très grave « accident pharmaceutique ».
Mais cette ordonnance répond aussi à d’autres exigences, liées par exemple à la multiplication des demandes de visas d’autorisation, qui occasionne des retards dans l’arrivée sur le marché de remèdes :
Les progrès de la technique en matière de médicament ont multiplié le nombre de demandes de visa (…) d’où un arriéré de dossiers chaque mois plus important, et un allongement considérable du délai nécessaire à l’obtention du visa et donc à la mise à disposition du public des médicaments nouveaux.
Et surtout, la France fait partie depuis 1957 de la toute jeune CEE (Communauté Économique Européenne :
Il y a lieu enfin d’ajouter que l’entrée de la France dans la Communauté économique européenne ne permet pas de laisser plus longtemps nos producteurs et nos partenaires du Marché commun dans l’incertitude de ce que sera le régime français futur.
La réforme tente donc d’apporter des réponses à deux problèmes :
Un problème de protection de la santé publique (…) [et] un problème économique et financier : celui du nombre des spécialités pharmaceutiques et de la protection de leur inventeur.
Au premier problème répond la réforme du régime de visa. Au second, l’institution d’un brevet spécial de médicament.
Je ne résiste pas à la tentation de vous citer encore un passage, où le législateur détaille l’intérêt de la brevetabilité du médicament :
Le gouvernement n’ignore pas qu’une mesure si importante (…) suscite quelques inquiétudes dans la mesure même où elle bouleverse les bases du régime de cette industrie, fondée depuis 1844 sur la non-brevetabilité. Il apparaît néanmoins que la technique du brevet est la seule qui permette de protéger efficacement l’inventeur (et ainsi de stimuler la recherche scientifique) (…); elle a enfin l’avantage de mettre notre pays en bonne posture au point de vue international, mettant fin à un régime qui permettait aux industriels français de copier librement une invention étrangère chaque fois qu’elle n’était pas couverte par un brevet de procédé de fabrication. (L’instauration du brevet en France permettra en contrepartie de protéger plus efficacement les inventions françaises à l’étranger)
Ainsi, l’affaire du Stalinon ne justifie pas à proprement parler la brevetabilité du médicament, qui est davantage une mesure économique et politique. Mais elle aura servi de bonne occasion -et sans doute, en partie, d’argumentaire- !
Ménager la santé publique : les droits du brevet soumis à l’intérêt général
Malgré l’important changement de paradigme dans la gestion de l’accès aux médicaments, je n’ai pas retrouvé de traces convaincantes de débats sur la question, d’autant qu’il s’agit d’une simple ordonnance, et non une loi, qui aurait été alors soumise à un vote. Tout juste une question écrite à l’assemblée générale en 1959 d’un député demandant l’avis du conseil d’état (ce qui lui est refusé d’ailleurs).
Le médicament a néanmoins droit à un « brevet spécial », qui permet à l’État de faire « échec à l’exclusivité conféré à son détenteur (…) chaque fois que ‘intérêt de la santé publique l’exige », c’est-à-dire si le détenteur tarde à commercialiser son invention, ou « que la production laisse à désirer en qualité ou en prix » (ou en volume).
Il importe en effet que l’industrie, ne puisse pas profiter de la production du brevet pour imposer ses conditions grâce à l’absence de concurrence, au grand dommage du public, des établissements hospitaliers, et des budgets des institutions de sécurité sociales.
En 1968, les remèdes pharmaceutiques rejoignent les autres biens de consommation, et sont brevetables comme tout le reste. Néanmoins, l’article 37 de cette loi n°68-1 reprend quasiment à l’identique le texte de la loi de 1959 sur la limitation des droits du brevet pour des raisons de santé publique:
Si l’intérêt de la santé publique l’exige, les brevets délivrés pour des médicaments pour des procédés d’obtention de médicaments, pour des produits nécessaires à l’obtention de ces médicaments ou pour des procédés de fabrication de tels produits peuvent au cas où ces médicaments ne sont mis à la disposition du public qu’en quantité ou qualité insuffisantes, ou à des prix anormalement élevés, être soumis, par arrêté du ministre chargé de la propriété industrielle, sur la demande du ministre chargé de la santé publique, au régime de la licence d’office dans les conditions prévues à l’article suivant.
Ce paragraphe se retrouve quasiment identique dans le nouveau code de la propriété intellectuelle (article L613-16) rédigé en 1992, et aujourd’hui en vigueur.
Ainsi la brevetabilité des médicaments semble, dans la loi, équilibrée : protéger les inventeurs afin de stimuler la recherche pharmaceutique, respecter une équité avec les entreprises pharmaceutiques étrangères, tout en plaçant, au dessus des considérations économiques, la question de l’accès à la santé pour tous (grâce à une qualité et des prix acceptables).
Des trajectoires historiques contradictoires dans le monde
Les pays occidentaux ont eu, semble-t-il, une trajectoire commune avec la France, quoique à des dates assez variables. Le Royaume-Uni rend les médicaments brevetables dès 1949, mais il faut attendre 1968 pour l’Allemagne, 1970 pour l’Italie et la Suède, et 1977 pour la Suisse (2). À chaque fois, comme en France, la brevetabilité est accompagnée par des mesures particulières au bénéfice de la santé publique.
Dans la plupart des pays en voie de développement, les produits pharmaceutiques n’étaient toujours pas brevetables dans les années 1980. En Inde et au Brésil, même, les médicaments sont sortis des produits brevetables respectivement en 1970 et 1945 (3). Une trajectoire inverse ! En réalité, cela semble plutôt logique : ces pays n’ayant pas l’industrie nécessaire pour proposer des innovations, ils n’avaient pas (et n’ont toujours pas) intérêt à ce que les médicaments soient brevetables chez eux. Cela permet à la fois de produire les remèdes nécessaires à la santé publique à un coût acceptable, mais aussi de permettre aux entreprises nationales d’atteindre un degré de développement suffisant, sans subir la concurrence internationale [D’après la réf. (2), c’est ce qu’on appelle un « protectionnisme éducateur« ].
Néanmoins, tout bascule dans les années entre les années 80 et 2000 : reprenant un argument selon lequel « la hausse des droits de propriété intellectuelle constituerait une incitation à l’innovation, laquelle bénéficierait tant aux pays du Nord qu’à ceux du Sud » (très apprécié par les entreprises pharmaceutiques… Du Nord) (cité dans la réf. (3), issu de cet article), les accords économiques et commerciaux mondiaux incluent un renforcement de la propriété intellectuelle dans le domaine pharmaceutique.
Sous pression des USA, Corée du Sud, Chine, Taiwan, Argentine, mais aussi Mexique se trouvent contraint de renforcer la brevetabilité durant les années 80. Mais c’est surtout avec l’accord sur « les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce » (ADPIC), qui fait partie des « annexes » de l’accord de l’institution de « l’Organisation Mondiale du Commerce » (OMC) en avril 1995, que l’ensemble des pays adhérant à l’OMC se voient contraint d’harmoniser leur politique de propriété intellectuelle. En particulier, de rendre brevetable les produits pharmaceutiques. Les USA continuent leur lobbying pour contraindre les pays à appliquer l’accord ADPIC. On peut lire, par exemple, dans un rapport émanant de l’Académie des Sciences des États-Unis en 1997:
La piraterie décourage l’industrie américaine à approvisionner en technologies et en produits médicaux certains pays qui ont d’énormes besoins de santé comme la Chine et l’Inde. Bien que plusieurs pays aient indiqué leur souhait de rejoindre l’Organisation Mondiale du Commerce et de respecter les accords sur la propriété intellectuelle, les subventions publiques apportées aux industries locales qui violent ces accords continuent à décourager un plus fort engagement de l’industrie américaine des médicaments, des vaccins et des technologies médicales (4)
Le Brésil rendra les médicaments brevetables dès 1996, l’Inde attendra 2005 (fin du délai maximal de mise en place de l’accord sur les ADPIC).
Si cet accord impose une protection minimale de 20 ans, c’est-à-dire parfois beaucoup plus que dans certains pays en voie de développement, l’article 31 autorise aussi les exceptions déjà prévues par les législations nationales :
La concession de licences obligatoires et l’utilisation par les pouvoirs publics de l’objet d’un brevet sans l’autorisation du détenteur du droit sont permises, mais elles sont assujetties à des conditions visant à protéger les intérêts légitimes du détenteur du droit, qui sont, pour la plupart, énoncées à l’article 31. Cet article prévoit notamment l’obligation, de façon générale, de ne concéder de telles licences que si le candidat utilisateur s’est efforcé d’obtenir une licence volontaire, suivant des conditions et modalités raisonnables, et que si ses efforts n’ont pas abouti dans un délai raisonnable; l’obligation de verser au détenteur du droit une rémunération adéquate selon le cas d’espèce, compte tenu de la valeur économique de la licence; et une disposition selon laquelle les décisions doivent pouvoir faire l’objet d’une révision judiciaire ou autre révision indépendante par une autorité supérieure distincte (5)
Santé publique et Brevets pharmaceutiques : un équilibre précaire
Un pas en avant, un pas en arrière… La politique internationale danse sur le fil
Ainsi, les juridictions nationales et internationales permettent aux états de faire passer les droits de propriétés intellectuelles après les urgences sanitaires, et de façon plus générale, la santé publique. On peut noter cependant une évolution notable entre la façon dont ces exceptions sont perçues depuis la loi de 1959 en France, où il est explicitement noté que les brevets ne doivent pas mettre en difficulté les assurances sociales, jusqu’à l’accord sur les ADPIC, où non seulement il est stipulée l’obligation de « verser au détenteur du droit une rémunération adéquate (…) compte tenu de la valeur économique de la licence » (et non en fonction des moyens du pays), mais aussi la possibilité d’une révision par une « autorité supérieure distincte« , c’est-à-dire la possibilité pour les firmes pharmaceutiques d’attaquer les états en justice, y compris en leur demandant de se mettre en conformité avec l’OMC en changeant leurs lois nationales.
En 2001, néanmoins, des avancées très nettes ont été obtenues par les pays en voie de développement. Lors du cycle de négociation de Doha, les états membres se sont mis d’accord sur une déclaration commune, réaffirmant le droit de chaque pays à déroger aux règles de propriétés intellectuelles en cas de nécessité (LIEN):
Tout en réitérant notre attachement à l’Accord sur les ADPIC, nous affirmons que ledit accord peut et devrait être interprété et mis en œuvre d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments.
En particulier, chaque état a le droit de définir ce qu’est une situation d’urgence sanitaire dans son pays, et a le droit de définir dans quels cas l’octroi de licences obligatoires est justifié :
- Chaque Membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées.
- Chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence.
Grâce à cette réaffirmation de la primauté des questions de santé publique sur la propriété intellectuelle et le droit au brevet, l’accord sur les ADPIC reprend un sens : le brevet doit permettre d’encourager l’innovation, sans pour autant être un frein au « droit à la santé ».
En 2003, un dernier pas est accompli par l’OMC : des pays n’ayant pas les capacités de production pharmaceutique pourront, dans le cadre d’une licence obligatoire, importer un médicament produit aussi sous licence obligatoire (voir le communiqué de presse)(6).
Des états du sud qui gagnent contre les fabricants…
Il y a peu d’exemples de conflits entre industrie pharmaceutique et pays en voie de développement. Simplement parce que ceux-ci ont très peu fait usage des exceptions pourtant prévues dans l’accord sur les ADPIC (on y reviendra un peu plus loin). Néanmoins, les exemples du Brésil et de l’Inde sont à signaler.
Dans l’article « Brevets de médicament, luttes pour l’accès et intérêt public au Brésil et en Inde« , M. Cassier et C. Marilena montre la réalité de cette guerre des tranchées entre laboratoires pharmaceutiques d’une part, et états, société civile, ONG d’autres part, au Brésil et en Inde. L’article est édifiant, tant par les stratégies mises en œuvres par les deux parties, que par la victoire contre les firmes pharmaceutiques, dans les deux pays, l’un pour les traitements anti-SIDA, l’autre pour le Glivec, médicament anti-cancer.
Au Brésil, des laboratoires nationaux développent une stratégie de « reverse-engineering » pour la production de l’Efavirenz (des labos Merck), médicament indispensable contre le SIDA. Ce travail ne viole pas le droit des brevets, puisqu’il utilise la découverte à des fins de recherche. Mais ils servent aussi aux pouvoirs publics qui peuvent ainsi faire pression pour obtenir des diminutions des prix, puisqu’ils sont en mesure de produire effectivement un générique de l’Efavirenz. Procès, et négociations, pressions sur la scène publique permettront dans un premier temps la baisse des coûts du traitement, mais finiront par aboutir à une licence obligatoire en 2007 accordant le droit d’importer, et de produire ce médicament. Le rôle de la société civile est prépondérant, puisqu’il a poussé le gouvernement à engager le bras de fer juridique et économique avec Merck, en médiatisant ce conflit.
En Inde, l’imatinib (commercialisé sous le nom Glivec par Novartis) a été copié et produit avant 2005, c’est-à-dire avant que les médicaments soient brevetables. Novartis, en 2006, demanda le brevet pour cette molécule (qui aurait alors duré 20 ans !). Suite à des demandes d’opposition de la part d’associations et de laboratoires producteurs de génériques, l’office indien des brevets a finalement rejeté la demande, puisque le médicament existait déjà. le Glivec n’apportait donc rien de plus que les remèdes existants… Ces oppositions aux brevets ont aussi été utilisés au Brésil afin de rendre non brevetable d’autres anti-HIV…
… Mais des états du Sud démunis malgré tout
Le droit international découlant de l’accord sur les ADPIC et la déclaration de Doha devrait permettre aux pays du Sud de se procurer des produits pharmaceutiques sans payer les droits aux inventeurs. Pourtant, ces dérogations au droit de la propriété intellectuelle sont restées très rares.
Les raisons, multiples, sont de trois ordres. Pressions politiques, industrie pharmaceutique du générique inexistante, exigences administratives longues et complexes réduisent comme peau de chagrin les efforts et volontés sanitaires des pays du Sud.
Tout d’abord, les pays du Sud sont soumis à de fortes pressions de la part des pays producteurs de médicaments. De nombreux travaux universitaires y font référence(cités dans (7)). Par exemple, la Thaïlande, lorsqu’elle a souhaité émettre une licence obligatoire pour des anti-rétroviraux, s’est faite traiter d’état voyou, et a rejoint la liste des pays « surveillés » du « Special 301 Report« , qui sert aux USA pour identifier les pays ne respectant pas les droits de propriété intellectuelle, afin d’éventuellement engager des actions juridiques auprès de l’OMS (7). En 2008, l’Union Européenne, et la Suisse lui ont également demandé de changer sa politique d’émission de licences obligatoires pour des médicaments…
D’autre part, l’attribution de licence obligatoire est un dispositif national, par un état, à une entreprise nationale. Ce n’est pas un problème pour les géants émergents du Sud (Brésil, Inde, Chine…). Mais cela est totalement rédhibitoire pour les pays les moins avancés. Burundi, Népal, Libéria et tant d’autres n’ont aucune réelle infrastructure pharmaceutique locale susceptible de développer des génériques.
En 2003, l’OMC a reconnu le droit, en particulier pour les pays les moins avancés, de faire produire à l’étranger des produits pharmaceutiques sous licences obligatoires. Le communiqué de presse, citant le directeur général de l’OMC est enthousiaste :
La dernière pièce du puzzle a trouvé sa place, permettant aux pays pauvres d’utiliser pleinement les flexibilités prévues par les règles de l’OMC concernant la propriété intellectuelle afin de lutter contre les maladies qui déciment leurs populations. Cela montre une fois pour toutes que l’Organisation peut traiter les préoccupations tant humanitaires que commerciales.
Les états ne disposant pas d’industrie locale vont-ils pouvoir importer les génériques ? Le Canada et le Rwanda se saisissent à peine un mois après l’accord de 2003 de cette possibilité : le gouvernement canadien octroie une licence obligatoire à Apotex, une entreprise locale, pour la fabrication d’un antiviral à destination du Rwanda. Seulement, le processus est long, fastidieux. Le premier, et seul lot qui sera expédié le sera en 2008. L’entreprise déclare qu’elle ne renouvellera pas l’expérience, compte tenu des contraintes administratives, qui font, entre autres, durer de longues années le processus d’homologation des procédés de fabrications des remèdes – homologation nécessaire pour l’autorisation de l’exportation -. Que cela soit au coeur des législations nationales, ou dans les accords de l’OMC, les réglementations rendent quasiment impossibles les importations sous licences obligatoires. Le seul fait que ces démarches doivent être entreprises produits par produits, pays d’exportation par pays d’exportation, rendent les tentatives peu rentables pour les entreprises produisant les produits pharmaceutiques… En réalité, en 2003, comme l’explique en quelques mots un rapport de juillet 2012 au Sénat :
En 2003, le bloc uni des pays du Sud à l’OMC se disloque.
Echec (…) pour le mouvement pro-accès, sur la question spécifique du droit à exportation des génériques fabriques sous licences obligatoires (de l’Inde vers l’Afrique par exemple)
Les laboratoires obtiennent l’adoption, par les Etats Membres de l’OMC, du texte juridique qu’ils avaient proposé pour encadrer les exportations des génériques sous licence obligatoire. Les dispositions prévues par ce texte sont si lourdes, et font peser tellement de risques sur les génériqueurs et les Etats qui voudraient l’utiliser, qu’en réalité le texte est inapplicable. (8)
Manifestement, l’enthousiasme du Directeur de l’OMC du communiqué de presse cité plus haut était surtout partagé par les pays riches… Quant à eux, les pays les moins avancés -et leurs malades- devront attendre que les brevets tombent avant de pouvoir se fournir…
Et les états occidentaux ?
Les Etats du Sud ne sont pas les seuls à avoir des difficultés d’approvisionnement… Même si cette comparaison semble déplacée, évidemment. Certains états développés ont utilisé la menace des licences obligatoires pour négocier les prix et les stocks de produits pharmaceutiques brevetés. Les Etats-Unis, eux-mêmes, pourtant si pointilleux sur le respect de la propriété intellectuelle (par les autres pays), en 2001, lors de la vague de courriers empoisonnés à l’anthrax, ont menacé Bayer, titulaire du brevet de la ciprofloxacine (antibiotique de 1ère ligne contre cette maladie) d’utiliser leur droit à délivrer des licences obligatoires s’il ne baissait pas ses prix.(7) Cela reste néanmoins exceptionnel.
Cependant, les pays riches ont tout de même une arme pour baisser le prix des médicaments : les négociations du prix de la mise sur le marché (et de son remboursement par les assurances santé) sont nationales, entre le titulaire du brevet et les organismes de santé. C’est la raison pour laquelle le sofosbuvir coûte actuellement 41 000€ en France, 70 000 € aux USA, 3000 € en Egypte, et… 705 € en Inde. Il est en effet contre-productif pour un fabricant de ne pas tenir compte du niveau de vie des habitants. Pratiquer les même prix au Nord qu’au Sud n’a aucun intérêt économique, tant cela restreint le marché dans les pays en développement. Par contre, cela permet aux habitants des pays les plus riches de se procurer des médicaments beaucoup moins cher ! Il est tout à fait légal pour une entreprise française, par exemple, d’acheter des médicaments (autorisés en France, dont la qualité correspond aux standards français) dans un pays dans lequel les prix sont beaucoup plus bas, afin de les re-commercialiser à un prix nettement inférieur à celui négocié par le détenteur du brevet français. Ce processus, appelé « importation parallèle », est parfaitement encadré comme en témoigne les documents de l’Agence Nationale de Sécurité des Médicaments.
Conclusion : renversons la table !
En commençant ce billet, il y a plusieurs mois, j’avais décidé de l’appeler « Baisser le prix des médicaments ; les Etats doivent se servir des outils juridiques existants ! ». Petit à petit, me renseignant, il m’est apparu que ces outils sont si peu efficients, qu’ils ne servent quasiment à rien. Les enjeux économiques, financiers, masquent les efforts en direction d’un accès des produits pharmaceutiques pour tous. Au delà de petits aménagements obtenus ponctuellement, et de l’attente -interminable pour les malades- que les médicaments efficaces d’aujourd’hui passent dans le domaine public, il semble nécessaire d’opérer des changements de paradigmes dans l’industrie pharmaceutique. Comment la soustraire aux enjeux financiers, aux « lois du marché » ? Il est temps de renverser la table, et de remettre au centre des préoccupations la santé des personnes. L’OMS pourrait être un acteur central d’un nouveau fonctionnement de l’industrie pharmaceutique : mise sous tutelle des grands groupes ? Rachats autoritaires de brevets par l’OMS pour les médicaments essentiels ? Les idées ne manquent pas. Il faut les mettre en place.
*Et la situation n’a pas changé. 41 000 € le traitement, de trois mois, par le sofosbuvir. C’est le prix que la sécurité sociale déboursera (100 % de prise en charge), pour les malades de l’hépatite C qu’est en mesure de soigner efficacement ce médicament. « Le prix le plus bas en Europe ! » se vante le ministère de la santé. Effectivement, on est un peu plus bas que les prix qui avaient été affichés il y a quelques années En France, sur les 230 000 personnes infectées, seules 59 %, soit un peu plus de 135 000 malades ont été diagnostiqués (source : ANRS). Ce « marché » du sofosbuvir et des autres molécules révolutionnent le traitement de l’hépatite C est donc estimé à plus de 5 milliards d’euros.
(1) Julien Pierre. La brevetabilité du médicament en France : René Lemay, Santé publique et brevetabilité du médicament. In: Revue d’histoire de la pharmacie, 57ᵉ année, n°203, 1969. pp. 517-518.
(2) Mfuka Claude. Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques : le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida. In: Revue d’économie industrielle, vol. 99, 2e trimestre 2002. Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux, sous la direction de Benjamin Coriat. pp. 191-214.
(3) Cassier Maurice, Correa Marilena, « Brevets de médicament, luttes pour l’accès et intérêt public au Brésil et en Inde. », Innovations 2/2010 (n° 32) , p. 109-127
(4) « America’s vital interest in global Health : protecting our people, enhancing our economy and advancing our international interest », 1997, National Academy Press
(5) Accord sur les ADPIC : aperçu (site de l’OMC). Pour le texte complet, c’est ici, en pdf
(6) « Mise en oeuvre du paragraphe 6 de la déclaration de Doha sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique« . Décision du conseil général de l’OMC, 30 août 2003
(7) Samira Guennif, « La licence obligatoire : outil emblématique de la protection de la santé publique au Sud », Revue de la régulation [En ligne], 17 | 1er semestre / Spring 2015, mis en ligne le 29 juin 2015.
(8) « les Nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes » Rapport d’information n° 638 (2011-2012) de Mme Fabienne KELLER, fait au nom de la Délégation à la prospective, déposé le 5 juillet 2012
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