Archives pour la catégorie sciences sociales

On vulgarise bien les trous noirs… Et les sciences de la parentalité ?

Il est difficile, pour moi, de commenter et présenter un ouvrage réalisé par un-e (très) proche, comme le livre de Béatrice Kammerer et Amandine Johais « Comment éviter de se fâcher avec la Terre entière en devenant parent ? » paru en mars dernier. J’ai envie de dire : « OUAAAH ! CLASSE !!  TOP !! » mais on va me dire que je suis pas très crédible aveuglé par l’admiration que j’ai pour le travail de Béatrice.

Pourtant, derrière ce titre, badin à première lecture, se cache en réalité des idées sur les sciences qui me sont très chères, et que je souhaite partager ici. Il y a quelques temps, je publiais « La science est politique. La médiatiser un acte militant » sur ce blog. En particulier, j’insistais sur le grand pouvoir que donne les connaissances scientifiques : celui de pouvoir prendre des décisions éclairées à chaque instant. Dois-je vacciner mes enfants ? Prendre de l’homéopathie ? Consommer des OGM ? Promouvoir l’énergie nucléaire ? Pour ce genre de questions, particulièrement polémiques, on ne peut se passer de savoirs scientifiques, à moins de déléguer à une « autorité » (morale ou politique) le soin de décider à notre place. Et si on arrive à vulgariser des notions de chimie théorique ou les trous noirs, on devrait bien arriver à vulgariser des connaissances qui peuvent -en plus !- servir !

C’est le cas des questions qui ont trait à la parentalité et l’éducation. Face aux innombrables injonctions sociétales, familiales, comment savoir, en tant que parent, ce qui est bon pour son enfant, sa famille ? De là l’esprit de ce livre : partir des « idées qui fâchent » en éducation et parentalité, et les expliquer, les déconstruire, à l’aide de la sociologie, la psychologie, les sciences cognitives, la médecine, l’histoire, etc.

Petite sélection d’extraits…

 

Devenir mère après 40 ans, encore une lubie dangereuse du XXIème siècle ?

« On évoque souvent l’inquiétude des médecins face aux complications supposément plus nombreuses des grossesses tardives. Leur multiplication serait un problème de santé publique contre lequel il faudrait mettre les femmes en garde. Les études sur l’accroissement des risques maternels et fœtaux liés à l’âge sont relativement nombreuses, mais elles sont loin de toutes aboutir aux mêmes résultats ! Et si les quelques augmentations constatées peuvent encourager une surveillance plus importante des grossesses, il semble totalement exagéré d’y voir une raison suffisante pour décourager les femmes de mener des grossesses après 40 ans (à titre d’exemple, le risque de mort fœtale in utero est de l’ordre de 0.4 % vers 25 ans et s’élève à 0.8 % vers 45 ans ce qui fait conclure à une multiplication du risque par 2 après 40 ans en dépit d’un risque absolu faible). De plus, si la majorité de ces études constatent une augmentation de la probabilité de déclarer une complication, elles sont incapables de déterminer si cette augmentation est seulement liée à l’âge des patientes ou au fait qu’après 40 ans, les femmes souffrant de pathologies de la reproduction sont surreprésentées (puisque n’ayant pu concevoir avant). » p. 33-34

Les femmes ont commencé à travailler dans les années 1970 ?

« Les autrices américaines Tilly et Scott, qui se sont penchées sur les rôles sexuels et familiaux en France et en Angleterre depuis le XVIIIe siècle, rappellent qu’à cette époque : « Les femmes mariées partageaient leur temps entre trois activités principales : le travail salarié, la production pour la consommation domestique et la reproduction », ces trois activités influant les unes sur les autres. Même si les femmes enchaînaient les grossesses, les soins requis pour l’éducation des enfants étaient moindres par rapport à aujourd’hui : pas question de l’emmener aux compétitions de gym, ni de lui faire réciter une poésie. Par ailleurs, les enfants eux-mêmes contribuaient très jeunes, par leur travail salarié ou domestique, à la survie économique de la famille. Ainsi, les sphères familiales et professionnelles étaient intimement liées, sans qu’aucune ne définisse le rôle de la femme, ni n’occupe tout son temps. » p. 158-159

La crise d’adolescence, un passage obligé ?

« Au XIXe siècle, l’adolescence était d’abord l’affaire des pédagogues. La raison en est simple : tous les enfants devenaient certes pubères, mais tous ne devenaient pas adolescents. Seuls ceux qui ne passaient pas brutalement des bancs de l’école – quand ils avaient eu l’occasion de les fréquenter – aux entrepôts de l’usine ou à la réclusion du mariage pouvaient goûter aux affres de ce temps de transition. C’est ainsi qu’il est revenu aux éducateurs des garçons de la bourgeoisie, de poser les jalons d’une théorie de l’adolescence. [Par ailleurs] si ce concept de « crise » fait florès, c’est d’abord à cause du contexte historique du XIXe siècle. La France connaît alors son « siècle des Révolutions » : l’ordre ancien a été terrassé par le régicide et il s’agit de jeter les bases de l’ordre nouveau. Tout au long du XIXe siècle, une importante série de régimes politiques se succèdent : deux empereurs, trois monarques, et deux républiques, le tout entrecoupé de deux révolutions et de nombreuses tensions. Ainsi, l’adolescence sera théorisée au moment même où la société connaît violences, espoirs et incertitudes du renouveau : « les définitions de la crise adolescente [focaliseront] ainsi quelques-unes des grandes hantises du siècle. » » p. 295-302

Pères autoritaires, mères tendres ?

La doxa psychologique qui s’étale dans les magazines destinés aux parents et contribue à normaliser les rôles des père et mère, est largement imprégnée des principes de la psychanalyse, tellement communs qu’on ne prend même plus la peine de le signaler. Pourtant, ceux-ci n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque validation scientifique, plus encore, ils apparaissent obsolètes au regard de notre société contemporaine, portant la marque d’un temps révolu où les familles monoparentales et les divorces étaient rares, les familles homoparentales et les techniques de procréation médicalement assistées inexistantes.

« De Freud […], nous vient le caractère incontournable du complexe d’Œdipe, dans lequel le père est celui auquel on se confronte, qu’on envie et admire au point d’en fantasmer la place (qu’on voudrait lui dérober) tout en le craignant par-dessus tout […] de Winnicott, la prééminence de la mère dans les soins au petit enfant, formulée comme « préoccupation maternelle primaire » découlant de l’enfantement et dont le père est globalement absent. […] De Lacan, nous est parvenue l’idée de « fonction paternelle » et de « tiers séparateur » […] : l’enfant est supposé initialement se vivre en fusion avec sa mère comme étant le phallus symbolique qui « manquerait » à cette dernière, une illusion qui s’effondrerait lorsqu’il constaterait que le désir de sa mère se porte vers une autre personne (le tiers séparateur) et qui lui permettrait du même coup d’accéder à son individualité. […] Pour le sociologue François de Singly, tout ceci constitue les bases d’un contrôle social : « Les travaux psychologiques peuvent avoir l’efficace des lois, les normes sociales n’ont pas besoin d’avoir un soubassement juridique pour exister et circuler ». » p. 147-148

En conclusion du livre : parents… Face aux injonctions… Prenez le pouvoir par les connaissances !

« Force est de constater que les connaissances relatives à l’éducation et la parentalité circulent de manière très inégale, a fortiori si elles traitent de récentes découvertes : non seulement le passage de l’information depuis les sphères universitaires jusqu’au grand public se fait rarement sans son lot d’infidélités et de simplification inhérent au bouche à oreille, mais plus encore, au sein même du public non-expert, les inégalités d’accès à l’information sont majeures. Rares sont les articles des magazines parentaux qui incluent la référence exacte à l’étude scientifique ou au rapport qu’ils relaient […]. S’ajoutent alors les barrières culturelles qui handicapent la lecture de celles et ceux qui ne sont pas familiers avec le style académique et les concepts convoqués, peu coutumiers de la langue anglaise généralement utilisée, et finalement condamnés à devoir croire sur parole ceux qui les relaient avec plus ou moins de bonheur. » 330-331

« Notre jugement est sans appel : peu importe la force de persuasion des points de vue simplistes et manichéens, ils sont une escroquerie intellectuelle qui infantilise les individus et grignote la confiance accordée aux institutions de production de la connaissance et aux soignants. A ce titre, ils sont donc indéfendables. Nous plaidons au contraire pour une diffusion d’information qui ferait une large place à la complexité, non pas celle qui exclut d’emblée les parents qu’elle considère comme trop peu instruits (et contribue ainsi à les maintenir dans cette position), mais celle qui ouvre à la diversité et replace la science au cœur de sa véritable mission : proposer un nouveau regard sur le monde pour nous permettre d’en inventer les futurs possibles. » p. 335-336

« Comment éviter de se fâcher avec la terre entière en devenant parent » Béatrice Kammerer et Amandine Johais, 2017, Ed. Belin. Disponible dans votre petite librairie de quartier (et sinon sur Amazon)

MOOC : encore un effort pour démocratiser les savoirs !

Vous connaissez sans aucun doute les MOOCs : « Massive Open Online Courses » ? En général gratuits, dispensés par des universitaires reconnus sous forme de vidéos accompagnées de forum, d’exercices, hang out,…, les MOOCs sont apparus (sous cette dénomination du moins) en 2008 aux USA, en 2012 en France. Grâce à la plateforme FUN (France Université Numérique), chacun peut s’inscrire gratuitement à des cours en ligne passionnant, vous pourrez, par exemple, suivre un cours sur « Comprendre l’économie collaborative » (Mine ParisTech), sur « l’anatomie du bois » (Université de Lorraine), ou encore sur « Le language, entre nature et culture » (Université d’Aix-Marseille).

Source : Wikipédia

Source  (via Wikipédia)

Souvent gratuits donc, les MOOCs m’ont tout de suite paru un formidable outil de démocratisation des savoirs. Quelque soit sa formation initiale, son âge, n’importe qui peut apprendre les secrets de la mécanique quantique, ou de la conception en aéronautique (La plupart des MOOCs ne sont cependant pas accessibles aux sourds et malentendants). La gratuité des cours (pas forcément des certifications, hélas…) permet d’envisager que les populations les plus défavorisées, si elles ont accès à internet, puissent aussi accéder à des cours de qualité dont elles sont généralement privées.

Et patatra ! En décembre 2015, un article de J.D. Hansen (Harvard) et J.Reich (Cambridge) dans la revue Science remet les pendules à l’heure (accessible ici, en accès libre ). D’après leur analyse sur les usagers de 68 MOOCs gratuits proposés par de grandes universités américaines, c’est avant tout aux classes socio-économiques supérieures qu’ils profitent. A travers des indicateurs qu’ils présentent comme robustes (niveau des études des parents, niveau d’étude moyen, et salaire moyen dans la zone geographique habité), ils montrent qu’il existe une corrélation forte entre niveau de vie, et usage des MOOCs. Corrélation encore plus marquée lorsqu’ils ont restreint leur échantillon à ceux qui finissent les MOOCs, et obtiennent les certificats de participation et de réussite.

Cela ne signifie pas que ces cours en ligne ne profitent pas aux classes sociales populaires. Simplement, elles profitent davantage aux classes aisées. Ainsi, au lieu de le réduire, ils augmentent l’écart entre la culture/ l’éducation des classes sociales.

A gauche : des technologies qui réduisent le fossé entre classes aisées et populaires. À droite, qui l'accentue...

A gauche : des technologies qui réduisent le fossé entre classes aisées et populaires. À droite, qui l’accentuent… (issus de l’article cité)

Au-delà des MOOCs, les auteurs pointent qu’en matière de nouvelles technologies et de démocratisation des savoirs, c’est le scepticisme qui devrait être de mise. Pour eux, à chaque arrivée de nouveaux médias (radio, télévision, PC, internet…), la fin des inégalités devant les connaissances a été annoncée. À travers de nombreux exemples, et d’études plus anciennes, ils montrent qu’au contraire, ces nouveaux médias ont eu tendance à accentuer le fossé entre catégories socio-économiques.

Dans mon établissement scolaire où un lycéen sur trois est boursier, j’aime parler des MOOCs, de ce qu’ils peuvent apporter en terme d’autonomie dans la construction de son propre savoir. Malgré cette étude, je continuerai à le faire, à montrer des exemples. Puisque cet outil existe, autant le partager au maximum. Mais il serait bon de ne pas perdre de vue que l’accès au savoir se joue probablement bien plus tôt. Et qu’avant d’investir dans ces technologies, aussi spectaculaires et attrayantes qu’elles soient, c’est d’abord pour une école de qualité, égalitaire, enfin débarrassée des préjugés sociaux, qu’il faut œuvrer.

« Democratizing education? Examining access and usage patterns in massive open online courses » J.D. Hansen, J. Reich Science  04 Dec 2015 Vol. 350, Issue 6265, pp. 1245-1248

[Science Et Genre] #3 Les stéréotypes sur les femmes font mauvais ménage avec ceux sur les disciplines universitaires

Une étude vient de paraître dans le journal scientifique « Science« , et propose une explication à la (très) inégale répartition des femmes dans les disciplines universitaires. Plutôt que de s’appesantir lourdement sur des prétendues différences dans les qualités intrinsèques des genres (du type : les femmes sont sensibles aux émotions des autres, les hommes ont une meilleure vision dans l’espace, etc… beurk), les auteur-e-s sont allé-e-s voir comment les stéréotypes de genre entrent en résonance avec les stéréotypes qui hantent les disciplines universitaires.

Pour cela, S.J. Leslie et les autres auteur-e-s, de Princeton, ont étudié la répartition femmes-hommes chez les étudiants ayant obtenus leur doctorat dans diverses disciplines aux USA en 2011.

Il es bien connu que les femmes sont sous-représentées dans les matières scientifiques « dures », comparées aux sciences humaines. Mais au-delà de cette généralité, les différences entre disciplines restent très importantes : Si les femmes représentent moins de 20 % des doctorats en physique ou en informatique, elles sont majoritaires en neurosciences et en biologie moléculaire. De la même façon, en sciences humaines, elles ont passé plus de 70 % des doctorats en psychologie et histoire de l’art, mais moins de 35 % en économie et philosophie.

Pour tenter d’expliquer ces différences, les auteur-e-s ont passé au crible quatre hypothèses :

  • La sélectivité des filières : y a-t-il moins de femmes dans les filières considérées comme les plus sélectives ? Cette hypothèse part de l’idée, souvent admise mais heureusement controversée, que la répartition dans les courbes d’aptitude est inégale, et que les femmes sont sous-représentées parmi les meilleurs éléments…
  • L’exigence de travail des filières : y a-y-il moins de femmes dans les filières où il est considéré qu’un plus gros volume horaire travail est nécessaire ? ( avec une sous-distinction entre les heures de travail sur place et chez soi)
  • La façon de penser mis en avant dans les filières : est-ce une pensée systématique et rationnelle qui est privilégiée, ou une pensée dirigée vers la compréhension des idées et des émotions ? Y-a-t-il moins de femmes dans les filières où il est considéré qu’une pensée rationnelle est primordiale ?
  • L’importance de la douance dans les filières : est-ce que la réussite est subordonnée avant tout par les capacité intrinsèques (innées, j’allais dire) des étudiants ? Y a-t-il moins de femmes dans les filières où il est considéré que les capacités individuelles priment sur l’apprentissage ?

A travers ces quatre hypothèses, on voit se dessiner une correspondance entre les stéréotypes liées aux disciplines universitaires (la douance, l’exigence de travail, etc.) et les stéréotypes liées au genre (courbes d’aptitude inégales, pensée systémique/empathique, etc.). Pourtant, le travail statistique des auteur-e-s montrent qu’uniquement la dernière hypothèse est pertinente pour expliquer les inégalités de répartition entre femmes et hommes.

Systématiquement, les trois premières hypothèses n’ont pas montré de corrélations statistiques pertinentes avec les inégalités de répartition. Les femmes pénètrent aussi bien les filières sélectives que les hommes, les volumes horaires que ce soit sur place ou en dehors, ou totaux ne créent pas d’inégalité de genre. Le type de pensée est statistiquement corrélé à la proportion femmes-hommes si on considère l’ensemble des disciplines. Mais si l’on se place dans le sous-groupe « science dure » ou dans le sous-groupe « sciences humaines », il n’y a plus de corrélation.

Quelque soit le sous-groupe de disciplines, ou si on considère l’ensemble des 30 disciplines étudiées dans cet article, plus les capacités innées sont considérées comme primordiales pour réussir dans la discipline, moins les femmes y sont présentes. Ainsi, la philosophie, les mathématiques, la musique, ou encore l’économie et la physique ( sont des disciplines où les femmes sont très peu présentes (moins de 15 % pour la physique, moins de 33 % pour la philosophie) . Et a contrario, La biologie moléculaire, les sciences de l’éducation, la psychologie ou les neurosciences (de 50 % pour les neuroscience, à 71 % pour la psychologie).

Les auteur-e-s ne se sont pas focalisés que sur les inégalités de genre. Les afro-américains souffrant aux USA des mêmes stéréotypes que les femmes, ils ont soumis aux mêmes hypothèses les inégalités de représentation des noirs américains, et le résultat a été le même : les noirs sont sous-représentés avant tout dans les disciplines où la douance est mise en avant. Par contre, les inégales répartitions des américains d’origine asiatique ne sont corrélées à aucune des quatre hypothèses, ceux-ci ne subissant pas les mêmes stéréotypes…

La transposition d’une telle étude à la situation française pose bien sûr des questions. Les stéréotypes, tant sur les genres et sur l’origine des étudiant-e-s, que sur les disciplines universitaires peuvent se trouver différents. Il me semble néanmoins qu’on les retrouve assez largement ne serait-ce qu’en étudiant les répartitions femmes-hommes dans les classes préparatoires aux grandes écoles ou dans les préparations aux concours comme l’agrégation. La lutte contre de tels stéréotypes nécessitent un gros travail sur la représentation des femmes mais aussi sur les disciplines universitaires. L’enseignement supérieur en a-t-il les moyens ? Et surtout, en a-t-il l’envie ?

 

« Expectations of briliance underlie gender distributions across academic disciplines » Sarah-Jane Leslie et al., Science 347, 262 (2015)