Comme je m’en suis souvent plaint, les grandes revues pluridisciplinaires de recherche, les Nature, Science, PNAS, PLOS One en tête, ne parlent pas beaucoup de chimie. Et encore moins de chimie organique. Alors, quand Science publie une synthèse totale, je ne peux pas passer à côté. Surtout quand il s’agit d’un article de l’équipe de Phil Baran. Que vous connaissez tous, bien entendu ! Vous savez, le petit génie devenu grand, qui a fait ses armes chez le mégalomane K.C. Nicolaou, avant de monter son équipe au Scripps Institut en Californie ?
Bon, je reprends depuis le début… Une synthèse totale, c’est l’obtention en un nombre très variable d’étapes, d’un composé souvent très complexe, à partir d’autres composés, plus simples, déjà connus, pas trop cher (quand on a de la chance). Il y a trois raisons pour la recherche en chimie, de faire des synthèses totales :
- Produire en quantité suffisante un composé trop rare dans la nature pour l’étudier convenablement
- Elaborer des voies de synthèse permettant de le produire à grande échelle, et surtout permettant d’avoir accès à plein d’autres molécules très voisines, qui pourraient s’avérer plus efficaces (contre une maladie par exemple)
- Et surtout, pour la beauté du geste. (Et oui, vous ne saviez pas, mais les chimistes organiciens sont un peu les poètes de la recherche ! Hum…)
Les grands noms de la synthèse totale en chimie organique ont été souvent auréolés de prix Nobel de Chimie :
- Woodward (un dieu, il faut dire les choses telles qu’elles sont), prix Nobel en 1965, est le premier grand. On lui doit les synthèses totales de la quinine, du cholestérol, de la vitamine B12, et tant d’autres !
- Corey (un demi-dieu, encore vivant) est toujours en activité. On lui doit la synthèse totale de nombreux prostaglandine, un réactif qui porte son nom, et 5 réactions « classiques ».
- K.C. Nicolaou. Alors lui, on dit K.C., parce que personne ne connaît vraiment ses prénoms. Wikipédia nous dit que c’est : « Kyriacos Costa »… Voilà. On lui doit des molécules extrêmement complexes, comme la vancomycine, la brevetoxine, la calicheamicine, etc… Son gros problème, c’est qu’il n’a pas eu de prix Nobel. Et ça, ça lui reste en travers de la gorge…
Et maintenant, il y a un petit nouveau. Ancien doctorant chez K.C. Nicolaou, il est, pour moi, en train de surpasser, et de loin, son maître. Phil Baran (oui, lui, on lui donne encore son prénom) fait de la synthèse totale, mais bio-inspirée : au lieu de penser avant tout à puiser son inspiration dans le vaste catalogue de réactions chimiques qui existe en chimie organique, il prend un malin plaisir à décortiquer comment les organismes fabriquent ces molécules. Et propose ainsi des synthèses qui s’en inspirent : certains produits ont ainsi été obtenus en un nombre très faible d’étapes, en grande quantité, et avec une « élégance » hors du commun. Bref, il a passé son doctorat en 2001, il a la gueule d’un ado attardé, mais c’est un petit génie. Revenons à nos moutons. Il s’agit ici d’une synthèse totale, et le produit cible, c’est le (+)-ingénol. Le produit de départ choisi par l’équipe de Baran est le (+)-3-carène, qui, même s’il semble compliqué, ne coûte que quelques dollars les 10 g (ce qui est vraiment pas cher…si si ! )
le (+)-ingénol. Une structure complexe, surtout avec la partie droite de la molécule, où 4 cycles (dont deux à 7 carbones) sont imbriqués
(+)-3-Carene. On note le cycle à trois carbones (triangle) accolé à un plus grand, comme dans l’ingénol
Les chercheurs ont donc décortiqué la voie de synthèse de l’ingénol dans l’organisme qui le fabrique (Euphorbia peplus), et en ont déduit deux phases distinctes, qu’ils ont ensuite reproduits… Et cela donne une synthèse en 14 étapes, ce qui est extraordinairement peu pour une molécule de cette complexité.
Une étape est en particulier, pour moi, assez représentative du beau travail d’analyse de la synthèse biologique, et je vais essayer de la rendre compréhensible… Dans E. Peplus, la molécule appelée phorbol subit une transformation chimique assez complexe, un réarrangement / oxydation, pour donner l’ingénol. Durant cette étape, un cycle est agrandi et passe à 7 carbones, et la fonction cétone ( le » C=O » vertical) est créée : L’équipe de Baran a donc proposé une voie de synthèse comportant ce réarrangement, ce qui donne :
les R et TBS sont des ‘groupements protecteurs’
Les structures ne sont pas identiques bien sûr, mais on voit bien la même réaction, avec l’agrandissement du cycle, et l’obtention de la cétone. Cette idée de coller au plus près de la voie de synthèse biologique de ces composés très complexes fonctionne réellement. L’idée qui est derrière cela, c’est que dame Nature ne fait pas des réactions au hasard, mais des réactions qui marchent « facilement », même si elles ne sont pas simples a priori pour le chimiste.
Allez, je suis sûr que d’ici quelques mois, j’aurais d’autres synthèses totales à vous présenter !!
14-Step Synthesis of (+)-Ingenol from (+)-3-Carene, L. Jørgensen et al. Science, 2013, 341, 878;